Vers la fabrication des " cerveaux électroniques " :

L'invention des calculatrices de poche

(Cet article est une version de travail, inédite, que je livre au lecteur internaute afin qu'une discussion puisse s'engager.)

Vous trouverez une version "light" sous le titre :

"Un triomphe japonais, la calculatrice de poche", Pour la science, Les génies de la science, n°21, novembre 2004, pp. 10-13

 

La présente recherche s'articule autour d'une ethnologie et d'une sociologie des techniques. Tout objet technique est lié à la société qui l'a fait naître. Plus encore, toute société détermine ses capacités techniques en matière de novation, et cherche à combler par le truchement d'objets-prothèses, ses déficiences et ses lacunes. Il peut s'agit parfois d'objets d'hyper-inclusion, au sens ou ces objets s'articulent dans une logique d'inclusion opposée à une logique d'exclusion. Toute société cherche à communiquer ses anxiétés et ses refoulements à travers sa production et son économie. Aussi, chercher le sens qu'elle accorde à des objets techniques relève pleinement de la discipline des sciences sociales. Pour autant, l'outillage imparfait devra se construire en conjugaison avec une subjectivité tout humaine.
L'intérêt porté aux calculatrices électroniques de poche se situe à l'orée des années 1970, date de l'émergence de cette invention. Cela va de pair avec l'accélération de la croissance du progrès technique dans les domaines de l'informatique et de l'électronique, avec la miniaturisation des composants électroniques et l'invention du microprocesseur.
Vivre une innovation technique n'est pas pour autant gage de scientificité ni d'une quelconque authenticité. J'ai vécu cette période à un âge où le recul intellectuel ne permettait pas de me positionner clairement par rapport à l'arrivée de ces produits, qui alors étaient vécus dans une envolée technique qui faisait naître l'engouement pour le dernier modèle de Casio, de Hewlett-Packard, de Sharp ou de Texas Instruments. Aujourd'hui, je suis à même de mieux comprendre cette période, et d'analyser les tenants et les aboutissants qui ont permis cette évolution technique, grâce notamment, au dépouillement d'archives et à l'élaboration de questionnaires.


Les sources
La construction de cet objet d'étude a commencé à partir de la constitution d'une collection de calculatrices allant des années 1971 à nos jours. Sur cette même période, plus de 6500 modèles différents ont été commercialisés à travers le monde. Il est bien sûr impossible de collecter un ensemble exhaustif d'objets. Pour autant, la plupart ne sont que des produits copiés sous licence ou piratés. Même avec une collection concentrée sur une centaine de modèles, il est possible de dégager un fonds pertinent d'un point de vue scientifique.
Cela est couplé avec l'étude interne de la conception des calculatrices. Par exemple, la marque et le modèle de l'affichage et du (ou des) circuits intégrés révèlent autant d'informations sur le comportement commercial des entreprises que sur l'évolution technique de l'objet. Ces informations sont ensuite croisées avec des catalogues disponibles sur l'Internet ou constitués au fil du temps.
L'étude des dépôts de brevet fait apparaître qu'une poignée d'entreprises (surtout des firmes) sont à l'origine du développement de ces calculettes. Ces brevets sont d'une importance primordiale dans une telle démarche puisqu'ils permettent de pointer la date de la mise en dépôt, et partant de suivre l'évolution des idées et des hommes.
À ces sources concrètes vient s'ajouter la série d'ouvrages et d'articles parus durant cette période, ainsi que les informations collectées sur les sites Internet des collectionneurs. Il s'agit pour l'essentiel de collectionneurs Américains et Allemands. Quelques Français ou francophones viennent compléter la liste des sites qui représente une vingtaine d'adresses.
Enfin, l'histoire des techniques est indissociable d'une histoire globale des techniques au regard d'une histoire de nos sociétés, comme il peut en être de toute innovation.


1-Une avancée technologique sans ambiguïté ?
Derrière cette innovation se cache une course effrénée dans un esprit de compétition dont le but n'est pas de mieux servir la pédagogie, l'utilisateur ou le consommateur, mais de procurer un accroissement monétaire à une entreprise ou à une nation. Quelle place a eu la France et les pays européens dans cette aventure ? En Angleterre, Sumlock Anita, puis Sinclair ont connu leurs heures de gloire au début des années 1970. Restaient à cette même époque quelques marques étrangères, comme Aristo, Braun et Faber-Castell en Allemagne, Olivetti en Italie, Philips aux Pays-Bas, Addo et Facit en Suède, puis Elektronica en Russie. Au Japon, les sociétés comme Omrom Tateisi, Casio, Sony, Sharp, absorbaient massivement le marché de la consommation de masse pendant qu'aux Etats-Unis, Burroughs, Monroe, Singer, Wang et bien d'autres engageaient les prémisses d'affrontements commerciaux. En février 1974, un journal de vulgarisation scientifique estime le nombre de calculatrices proposées au public à environ 80 modèles (1).
Entre 1969 et 1975, le progrès technique a été tellement rapide qu'il est presque illusoire de vouloir comparer une calculatrice de la première génération avec celle disponible six ans plus tard. Sans compter que le coût de production et le prix de vente allaient baisser de telle sorte que le marché orienté vers un public professionnel allait progressivement tendre vers un public scolaire.
Les fabricants de règles à calcul, comme Aristo, Denner & Pape, Keufel & Esser, ou encore Faber-Castell ont bien essayé eux aussi de se glisser dans les circuits commerciaux. Mais leurs calculatrices étaient assemblées à partir de microprocesseurs manufacturés par Intel, Texas Instruments, ou par un autre grand fabricant de microprocesseurs. Ces derniers conservaient la primeur et l'exclusivité des inventions souvent dues à l'intégration toujours plus grande des composants sur les puces. On comprend dès lors que les produits vendus sur le marché par les marques ne possédant ni exclusivité ni capacité de production allaient s'éteindre au cours de la décennie suivante.
Tous ces éléments sont à porter au dossier d'une ethnologie des techniques des calculatrices électroniques de poche. L'analyse de cet ensemble nous permettra de mieux cerner et de mieux comprendre les enjeux sous-tendus par un objet technique industriel qui revêt les qualités d'un objet passe-partout défini comme " un objet de première nécessité qui n'existait pas hier "(2).


2-De la mécanique à l'électronique
Bien que l'invention du transistor, attribuée à William Shockley, date de 1948, il faut attendre le milieu des années 1960 pour voir arriver les premières calculatrices électroniques " transportables ". Ce sont les fabricants de calculatrices mécaniques qui les premiers vont inaugurer l'aire de l'électronique. Les calculatrices électromécaniques sont de conception approuvée. Aux Etats-Unis, les entreprises comme NCR, Monroe, Marchant, Friden ou Bell Punch poursuivent l'amélioration de leurs modèles mécaniques par l'introduction de perfectionnements. Déclaré en 1903, le brevet de Henry Sugden et Charles F. Pidgin, de la National Cash Register Company, à Dayton, Ohio, pose les principes d'une machine munie d'un mécanisme d'impression (brevet US 1044597). Clarence B. Foster, de la même entreprise, électrifie un modèle en 1907 (brevet (US 988327). D'autres perfectionnement interviennent au cours des années suivantes, comme l'introduction d'un mécanisme permettant la répétition (brevet US 1842950), demandé en 1928 par William H. Robertson de la NCR.
Sans discontinuité, les grands fabricants de machines à calculer ne cessent d'inventer et de perfectionner leurs modèles. C'est par le clavier que va naître l'innovation électrique après, par exemple, l'invention d'un dispositif d'assouplissement du clavier (brevet US 3055579). Et ce sont d'abord des machines à impulsion qui vont sortir de la généalogie des calculatrices de bureau. Les premiers composants électroniques actifs, comme les lampes à tube, entrent dans la fabrication des calculatrices au début des années 1940. Joseph R. Desch et Robert E. Mumma, de la NCR, déposent une demande de brevet en mars 1940 pour une calculatrice électronique fonctionnant par accumulation d'impulsions (brevet US 2595045). Ce brevet sera perfectionné deux ans plus tard (brevet US 2404697). Il donnera naissance aux calculatrices National Computronic et National Multitronic, comme l'écrit Georges Ifrah (3). À la même époque apparaissent les premiers ordinateurs, comme dans le brevet de George A. Morton pour Radio Corporation of America (brevet US 2412467). À ce niveau de l'histoire, la nuance entre la calculatrice et le calculateur est une question de taille, compte tenu du fait que l'emploi de ces machines restent liées aux grandes entreprises.
Cette évolution se poursuit jusqu'aux années 1960. Les claviers sont par exemple améliorés (brevet US 2356714), puis assistés électriquement (brevet FR 1230745). En Europe, les nombreuses marques comme Facit, Mercédes Euclid, Archimède, Madas, Olivetti, pour ne citer qu'elles, poursuivent également l'amélioration de leurs machines. Ainsi, l'on trouve des modèles capables d'effectuer les quatre opérations arithmétiques.
D'autres innovations viennent de l'Europe. L'ingénieur Suisse Hans W. Egli perfectionne à de nombreuses reprises ses modèles Madas. Le principe de fonctionnement de cette machine est basé sur le cylindre de Leibniz (1646-1716). Il permet la multiplication et offre l'avantage de se loger dans un espace plus réduit. Dénommé le " moulin à poivre ", la calculatrice CURTA, mise au point par Samuel Jacob Herzstark (1902-1988) en est un excellent exemple. Sur les modèles classiques, le clavier est formé de plusieurs séries de neuf touches, chacune dédiée à une colonne. Le système à crémaillère, fonctionnant sur les modèles Facit, Olivetti et Olympia, permet l'utilisation d'un clavier réduit à un seul ensemble de touches (4) .
Loin des domaines de l'électronique, Facit relate la question de la simplification de ces modèles sans imaginer ce qui est en préparation de l'autre côté de l'Atlantique. Déposé en avril 1966 par la société Facit AB, le brevet concernant une machine à calculer mécanique était argumenté en ces termes : " Les machines électroniques à calculer se sont révélées extrêmement intéressantes, mais ces machines coûtent par contre plusieurs fois le prix des calculatrices mécaniques, et en outre sont plus fragiles, plus lourdes et plus encombrantes que celles-ci. L'un des buts principaux de l'invention est donc de réaliser une machine mécanique à calculer à applications multiples, qui possède une grande souplesse d'emploi pour l'exécution d'opérations automatiques programmés ". Une des originalité de cette machine sera d'être " fabriquée facilement par des procédés connus, en utilisant des techniques d'atelier relativement simples et des méthodes efficaces de production ". L'accent est porté sur le faible coût de la mise en uvre et du produit pour une " utilisation facile, sûre et rapide ".
À la lumière de ce que nous savons aujourd'hui, il est clair que l'alternative de Facit était une tentative vaine. Mais à l'époque, la Suède et la plupart des pays excepté le Japon ne semblaient pas croire à la progression qu'a connue l'électronique (5). Cela peut tout à fait se comprendre à la lumière de l'analyse que fait Lê Thành Khôi, pour qui toute technologie incorpore une "carte mentale" de la société dont elle dépend. Ainsi, une compréhension cosmologique différente du monde conduit à des solutions techniques différentes (6). Personne ne contredit aujourd'hui cette idée.
Quelques années plus tard, Facit emboîtait le pas de la commercialisation de calculatrices de bureau électroniques. Car la société Facit et les hommes qui la composent ont une pensée mécanicienne plutôt qu'une pensée électronicienne. Sture Efraim Storel, l'inventeur d'une calculatrice mécanique Facit en 1962 (brevet US 3157353), et Hans Egli, créateur de la Madas - et par ailleurs fondateur de la société Egli-Bull - en sont des témoins. Dans ces entreprises suisse ou suédoise, l'idée est avant tout celle d'améliorer une technique mécanique. Il n'est ni dans l'idée, ni dans la tradition, ni dans les savoir-faire de se mesurer à une nouvelle technologie comme celle de l'électronique. Deux technologies et deux disciplines s'affrontent. Bien distinctes, la mécanique et l'électronique sont deux mondes liés à deux courants de pensée et à deux traditions. Dès lors, il est raisonnable de penser que la technologie électronique ne pouvait pas naître d'une tradition mécanicienne aussi forte, comme il en est en Europe.
Reste qu'aux mêmes moments, le courant de pensée anglo-américain suit son évolution, et l'on voit progresser le nombre de brevets déposés concernant les calculatrices électroniques.
Par exemple, Lorin Knight dépose une demande pour le brevet d'un appareil de calcul électronique en août 1955 au compte de la société International Computers and Tabulators (brevet US 2932450). En 1956, Huberto M. Sierra, d'International Business Machine, dépose la demande de brevet pour une calculatrice arithmétique à virgule flottante (brevet FR 1199199). En effet, l'invention des calculatrices n'est pas limitée à la taille de la machine, et l'ordinateur n'est au départ qu'une grosse calculatrice. Cependant, les innovations et les évolutions constantes dans ce domaine ont largement contribué à enrichir la technologie de base des calculatrices de poche.
Dans les années 1950-1960, il n'existe pas de calculatrice électronique de bureau. Celles-ci offrent des dimensions relativement imposantes comme en témoigne le brevet de Konrad Rauch et Chester N. Jorgensen de la National Cash Register (US 2947475), puisque cette machine est conçue, pourrait-on dire, avec le bureau.

 

3-Les premières calculatrices électroniques
Nous l'avons vue, une calculatrice électronique est un dispositif complexe formé d'une unité centrale et d'éléments permettant l'entrée et la sortie des informations. De ce fait, il n'existe pas d'invention globale, où, d'une seule idée naîtrait tout un dispositif d'entrée et de sortie des informations couplé à une unité de traitement, laquelle renverrait à tout un dispositif et à une technologie générée pour l'occasion. En fait, l'invention procède de l'accumulation d'inventions, nées avec l'électronique et l'ordinateur. Pour cette raison, tous les brevets d'invention, et même les plus anciens, se réfèrent eux-mêmes à une série de brevets antérieurs.
Ainsi, lorsque Frederick C. Hallen dépose le brevet d'une machine à calculer électronique pour Hazeltine Research en juin 1960, c'est en se référant à sept brevets appliqués entre 1941 et 1961. Se positionnant sur le créneau des calculatrices de bureau, cette machine entièrement électronique effectue les opérations arithmétiques. À ce niveau, je ne suis pas en mesure de savoir si ces brevets ont eu une application. Reste que leur existence permet de mesurer l'état d'évolution du domaine considéré.
Le début des années 1960 va permettre aux ingénieurs d'inventer tout un arsenal de processus et de dispositifs qui seront intégrés dans les machines. Ainsi, le domaine des sorties d'informations est occupé par l'invention d'imprimantes thermiques comme celle de Burroughs, déposée en juin 1961 (brevet US 3354817), ou celle de Texas Instruments, en octobre 1965 (brevet US 3496333), ou d'une défileuse de bande perforée d'IBM, en janvier 1962 (brevet US 3140031). Le dépôt de brevet témoigne d'une constante effervescence perceptible par l'abandon d'anciens brevets quelques années seulement après leur dépôt au profit d'un nouveau.
Le trio britannique constitué de Norbert Kitz, Hugh L. Manford et John G. Lloyd montre l'activité dans le domaine de l'électronique. Déposé en mai 1961 pour le compte de Bell Punch Company, ce brevet pour une machine à calculer électronique de bureau verra naître la série de machines Anita. Le principe renvoie à des compteurs d'impulsion construits à partir de tubes indicateurs multicathodes à cathodes froides de type Nixie HB-106 ou " Ericcson Digitron " de type GR10G comme décrit dans le brevet de James J. Drage pour la même entreprise (brevet FR 1280160).
Une des premières calculatrices de la marque est la Anita C/VIII, introduite en 1961. L'origine de ce nom vient de la phrase : " A New Inspiration To Aritmetic ", selon les propos repris par Rick Bensene (7). Produite en Angleterre à partir de 1959, cette machine permet d'effectuer les quatre opérations arithmétiques à partir de générateurs d'impulsion fonctionnant en décimal. Cette logique s'apparente à celle des machines à crémaillère. L'électronique est assurée en majorité par des tubes électroniques. L'affichage est composé de tubes Nixies au néon. Pour un poids de 14, 5 kilos, son prix est d'environ 2000 euros en 1963 (8).
Il faut attendre 1963 pour voir arriver la première calculatrice entièrement transistorisée. Déposé en octobre 1963 par Robert Appleby Ragen, de la société Friden, le brevet de la célèbre Friden EC-130 donne le coup d'envoi de l'industrie américaine. L'affichage des résultats se fait sur un l'écran d'un oscillographe cathodique, conception adoptée par Hewlett-Packard avec la HP 9100A, en 1969. Ce sont encore des modèles encombrants et qui n'ont de rapport avec la calculatrice de poche que celui de la puissance de calcul.
Lorsque l'objet technique arrive à prendre la forme d'un objet fétiche, petit, maniable, et symboliquement investi, il a franchi un nouveau degré symbolique. " Il fait dès lors partie de l'individu, qui le considère comme un second soi. Ce " soi-même " s'aligne sur les attributs de sa prothèse, et comme l'objet fétiche vaut pour l'ensemble du corps auquel il appartient, l'individu doté d'un second soi vaut également pour tout l'ensemble des porteurs de fétiches, autrement dit pour tout le monde " (9). Le passage au format réduit est plus qu'une prouesse technique. Il entre dans une dimension symbolique.


4-Les enjeux de l'ère électronique
L'histoire de l'électronique à semi-conducteurs tient à une poignée d'hommes regroupés dans trois ou quatre équipes. Et il est stupéfiant de constater à quel point l'histoire de l'humanité peut être rattachée à quelques noms, comme Shockley, Noyce ou Kilby. Tout d'abord, nous devons à William Shockley l'invention du transistor, en 1948. Ce composant actif, conçu à partir d'une couche de germanium, allait être remplacé par la suite par du silicium. Avec cette invention, "c'est une nouvelle ère qui s'ouvre dans l'histoire de l'électronique" (10). Au début des années 1960, la technique avait considérablement progressé. Grâce à la photolithographie, les transistors planar étaient fabriqués en série sur une même plaque de silicium.
Le principe de fabrication opérationnel, Jack Kilby des laboratoires Texas Instruments allait donner naissance au premier circuit intégré, regroupant sur une même surface de silicium un ensemble de composants actifs et passifs. Quelques mois plus tard, c'est l'équipe de Robert Noyce qui allait déposer à son tour une demande de brevet pour un circuit du même genre. Texas Instruments et d'autres fabricants comme Fairchild Semiconductor se lancèrent alors dans la production de circuits intégrés. Ceux-ci sont élaborés selon les besoins des clients, qui sont principalement regroupés dans les secteurs de l'informatique militaire, spatiale, et du nucléaire. " La Seconde Guerre mondiale et la guerre froide qui a suivi ont constitué sans aucun doute le facteur décisif qui a permis l'invention de l'ordinateur moderne et l'entrée dans l'ère de l'informatique ", écrit Philippe Breton.
À partir de 1964, Texas Instruments produit en série des circuits intégrés logiques, alors que Fairchild produira des circuits amplificateurs pour les mémoires à ferrite utilisées dans la technique des ordinateurs.
Les grands ordinateurs ont été conçus à partir de fonds militaire, sur des appels d'offres de l'Etat (11). " Texas Instruments figure parmi les firmes engagées dans le mouvement de miniaturisation et de standardisation lancé par les militaires " (12). Dans le contexte de la guerre froide, les enjeux sont alors directement liés au devenir du monde. Et même si le transfert de technologie du domaine militaire vers le domaine public finit par s'accomplir, c'est avant tout dans le domaine militaire que va naître et se construire la carte mentale de la pensée informaticienne. Les calculatrices électroniques de poche vont profiter de cette avancée technique, car la question de la taille est prédominante. Par exemple, Hewlett-Packard, avec la HP-65, a communiqué largement sur l'événement de la rencontre entre Soyouz et Apollo en 1975 (13). Ce qui semble être une anecdote marque en fait une suprématie dans le domaine de la technologie des micro-calculateurs puisqu'une calculatrice programmable fut utilisée à bord d'Apollo. Nous pointons là un axe de recherche qui peut se résumer dans l'étude des rapports entre l'Etat, l'Armée et la recherche en matière de calculateurs miniatures (14).
En d'autres termes, posons-nous la question de savoir si la conception d'une machine, qui semble indispensable à la réussite d'un vol spatial, n'a pas bénéficié d'un soutien ou d'une impulsion de l'Etat ? La conception même de cette machine renvoie à cette hypothèse. En effet, de même que dans un missile Atlas, les circuits de la HP-65 sont plaqués or. Quel autre intérêt que celui de la haute fiabilité y a-t-il à user d'une telle technologie ? Cette sophistication se répercute dans le coût du produit, puisqu'une HP-65 était vendue 750 euros hors taxes en 1974, alors que sa concurrente SR-52 de Texas Instruments, sortie en 1975, coûtait deux fois moins cher pour des performances similaires.
Au début des années 1970, un physicien du nom de Gordon Moore avait remarqué que le nombre de transistors capables d'être intégré sur une plaquette de silicium doublait à chaque fois qu'un nouveau modèle sortait, c'est-à-dire, environ tout les 18 à 24 mois. Cette remarque pertinente allait être vulgarisée sous le nom de Loi de Moore. En effet, depuis 1970, "le nombre de transistors intégrés sur une puce a été multiplié par 3.200, passant de 2.300 sur le premier circuit intégré d'Intel à 9,5 millions d'unités sur le processeur Pentium III" (15). En 1968, naissait une compagnie du nom d'Intel, spécialisée dans la production de mémoires à semi-conducteurs. Les ordinateurs sont de gros consommateurs de mémoire, et le remplacement des mémoires à ferrite par celles à semi-conducteur a considérablement réduit la taille de ces machines, élément primordial dans les ordinateurs embarqués.
La miniaturisation extrême tient une importance considérable dans la conception des missiles balistiques, et des fusées. Les enjeux de l'ère électronique sont par conséquent liés à la défense nationale. Il en a été tout autrement pour le Japon, qui, " n'ayant pas d'armée, conformément aux conventions d'armistice, put, dès l'après-guerre, planifier un développement rigoureux des nouvelles technologies dans le secteur civil " (16). Cela dit, il est intéressant de se pencher sur le développement des calculatrices électroniques dans un pays où la tradition culturelle a perduré jusque dans les années 1980, alors que l'utilisation du Soroban par les commerçants est restée un élément culturel tangible.


5-Qu'est-ce qu'un algorithme ?
Le principe de fonctionnement d'une calculatrice repose sur des séquences micro-programmées permettant d'effectuer différentes opérations. L'innovation la plus importante et la plus originale a été de concevoir une unité universelle qui a donné lieu au microprocesseur. L'unité arithmétique et logique d'un microprocesseur simple n'est capable d'effectuer que des opérations simples à base d'additions et de soustractions. Pour effectuer des opérations plus complexes, cette unité est reliée à des unités de mémoires mortes dans lesquelles ont été placés des micro-programmes spécialisés, des routines et des sous-routines. De telles séquences programmées sont construites à partir d'algorithmes, tel que celui qui est présenté ci-après. Allant de pair avec la miniaturisation des composants électroniques, les algorithmes doivent répondre aux mêmes logiques qui demande de pouvoir être effectués avec la plus grande rapidité possible.
C'est dans cet esprit que le 4 mai 1971, l'ingénieur David Cochran, de Hewlett-Packard, dépose le brevet (n° US 3576983) qui concerne un algorithme d'extraction de racines carrés. Dans sa description, David Cochran pose que l'importance d'un tel algorithme reste celui de l'optimisation de l'électronique et de la rapidité d'exécution. Le souci de simplification va conduire l'ingénieur à inventer une unité de contrôle reliée aux unités de mémoire et arithmétique.
Cet algorithme permet d'extraire la racine carré d'un nombre avec une précision de neuf chiffres après la virgule. Le programme ci-dessous est écrit pour une calculatrice HP-42S, sans souci d'économie d'espace mémoire, simplement pour en montrer le principe.

Listing d'après l'algorithme décrit par David Cochran, 1971

 

Ce programme simule en quelque sorte la manière dont une calculatrice comme la hp-35, première calculatrice scientifique de poche (17), s'y prenait pour extraire une racine carré. Après avoir introduit la valeur à extraire, le programme va calculer chaque chiffre un à un et les ajouter au résultat. Le temps d'extraction complet d'une racine carré dépend de la grandeur du nombre de départ. Par exemple, racine de 2 = 1,141213562 nécessite une dizaine de secondes. Par contre, pour 557 = 24,020824298 cela demande près de quinze secondes. Évidemment, cela ne correspond pas à la rapidité de calcul d'une machine en interne qui traite cet algorithme en quelques centièmes de seconde, suivant la fréquence de l'horloge.
Chaque fonction possède son algorithme qui est programmé et enregistré à l'intérieur de la mémoire morte de la machine. L'accroissement de la capacité des mémoires a rendu possible la démultiplication des algorithmes, tant fonctionnels que conviviaux. Ainsi, les calculatrices les plus récentes sont capables d'afficher des messages et d'assister l'opérateur, rendant plus conviviale leur utilisation.
En fait, la plupart des algorithmes comme celui-ci sont élaborés grâce aux techniques CORDIC (18), développées à la fin des années 1950. " En un mot, le calcul de fonctions sur un calculateur de poche est réalisé avec une grande précision en utilisant des techniques de calcul et des algorithmes qui sont adaptés et efficients plus du point de vue du circuit électronique que du point de vue mathématique " (19).


6-Principes d'utilisations généraux et standards logiques
Le survol des différents standards conduit à envisager la panoplie des principes de fonctionnement des calculatrices de poche. On peut dès lors se demander pourquoi la logique RNP a su résister jusqu'à nos jours, et pourquoi a-t-elle été mise en concurrence avec la logique algébrique ?
L'étude des premiers brevets montre l'importance et les difficultés du choix des principes généraux de fonctionnement d'une calculatrice. Les ingénieurs se demandent alors quel principe adopter pour introduire les valeurs, dans quel ordre et sous quelles formes ? Par exemple, dans le brevet que dépose la société Whyle Laboratories, en octobre 1963, la calculatrice fonctionne à partir du comptage d'impulsions (20). Le coût et l'encombrement sont les deux principaux facteurs avancés pour justifier l'invention, auxquels vient s'ajouter l'élément humain comme source d'erreur de calcul. Dans les années 1960, le transistor reste le seul composant suffisamment petit pour présenter un intérêt dans la miniaturisation du dispositif.
C'est sans doute l'invention de Howard Miner Rathbun et des Mark Pivovonsky qui mérite une attention particulière. En octobre 1963, les deux ingénieurs de la société Monroe, alors un des grands fabricants américains de calculatrice mécanique (fonctionnant sur le principe de Leibniz), déposaient la demande de brevet pour l'invention d'une calculatrice électronique, ou plutôt d'un principe général de fonctionnement. La calculatrice fonctionnait sur un principe identique à la célèbre notation polonaise inverse (RPN) médiatisée par Hewlett-Packard dix ans plus tard. Une lecture du brevet en précisera le principe logique.
Quatre registres à décalage permettent l'introduction de nombres les uns à la suite des autres, grâce à une touche d'introduction (Enter). Les opérations sont effectuées après l'introduction de deux nombres. "Une mémoire qui sort en premier le chiffre introduit le dernier" fonctionne sur le principe d'une notation "exempte de parenthèses". Nul doute qu'il s'agit là du principe retenu par Hewlett-Packard avec la pile opérationnelle. Outre les quatre fonctions de arithmétiques, l'invention prévoit le calcul d'extraction de la racine carrée.
De plus, cette invention prévoit la programmation de séquences répétitives. À l'époque, la place disponible est de 14 "phrases" (ou lignes de programme), et paraît dérisoire. Pour mémoire, la première calculatrice programmable Hewlett-Packard, sortie en 1974, compte 100 lignes de programme (21).
Ainsi, dès le début des années 1960, le principe général qui sera rendu si populaire par Hewlett-Packard, et utilisé chez d'autres fabricants (entre autres : Friden, Sharp, Novus, Elektronika) existe déjà à l'état d'invention. En 1960, Jack S. Kilby ingénieur chez Texas Instruments, invente le premier circuit intégré. Une invention qu'il partage avec Robert N. Noyce de Fairchild Semiconductor. C'est également J. Kilby qui, aux côtés de J. Merryman et J. Tassel, inventa en 1972 un calculateur électronique à quatre fonctions sous le brevet n°US 3.819.921. Il s'agit d'un prototype conservé au National Museum of America of History de Washington. Une semblable machine fut fabriquée par Sony sous le nom de Pocketronic. La miniaturisation et la technologie de l'intégration à grande échelle ont abouti en 1971 au premier microprocesseur généraliste inventé par l'équipe de Marcian E. Hoff, Frederico Faggin et Stan Mazor, tous trois ingénieurs chez Intel. En 1971, la technologie et en place.
D'une manière générale, quatre types de logique se sont côtoyés pour permettre de faire fonctionner les calculatrices. Ces quatre principes sont déterminés par des choix qui vont engager l'industrie et le marché. C'est encore quatre standards dont deux perdurent aujourd'hui. Dans la procédure d'introduction des données et des ordres opératoires, il existe différentes possibilités qui conditionnent l'architecture interne de la calculatrice. Dans le principe de la notation infixée des opérations, l'alternance entre une opérande et une opération répond à une logique algébrique de notation. Ainsi, l'ordre d'introduction des valeurs et des opérations correspond à l'ordre d'écriture. La logique algébrique comprend l'ensemble des étapes en tenant compte des priorités des opérations algébriques. Par exemple, l'opération 3+2*4 correspond à 3+(2*4) = 11 et non 20, selon la hiérarchie en trois niveaux : l'exposant, la multiplication et la division, l'addition et la soustraction.
Plusieurs principes de fonctionnement découlent de cette logique. Selon que la calculatrice possède ou non un ou plusieurs registres d'accumulation, les opérations seront effectuées avec ou sans parenthèses, ou avec l'aide d'un crayon et d'une feuille servant à noter les résultats intermédiaires. La plupart des calculatrices fonctionnent aujourd'hui sur ce principe, qui peut se positionner comme un standard dans la calculatrice de poche. À titre d'exemple, ce n'est pas le cas pour la Novus 850, ni pour la Commodore 797D, ni pour la Concord modèle Executive 81, qui n'intègrent pas cette hérarchie. En général, les calculatrices produites entre 1971 et 1974 fonctionnent encore de manière très simple. Les calculatrices bon marché n'ont que six chiffres à l'affichage. Une touche spécialisée permet de visualiser l'intégralité de la mantisse lorsque celle-ci dépasse les six chiffres (22). La plupart des premiers modèles n'intègrent pas les priorités en notation algébrique. Pour que ce principe soit réellement opératoire, les parenthèses sont nécessaires. Celles-ci apparaissent pour la première fois chez Texas Instruments en 1975 sur le modèle SR-52, une calculatrice scientifique et programmable.
Avant de passer à la notation suffixée, ou notation polonaise inverse, arrêtons-nous sur la logique que les Russes ont validée sur leurs premiers modèles.
La première calculatrice de poche fut fabriquée par le gouvernement russe en 1974. Le modèle Elektronika B3-04 fut conçu en réponse à l'invasion des calculatrices de poche occidentales (23). En pleine guerre froide, il s'agit davantage de relever un défi que créer une innovation technologique. D'ailleurs, il semble que le premier modèle fut copié à partir de la calculatrice Sharp EL-805, première génération des calculatrices de poche Sharp. Ces calculatrices fonctionnent à partir de la logique arithmétique qui consiste à introduire chaque opérande, suivie de son opérateur. Par exemple, 4 + 5 - 7 sera introduit par les touches suivantes : 4 [+] 5 [+] 7 [-]. Il en est de même pour la multiplication et la division qui donne pour l'exemple suivant, 4 + 2 -:- 3 en faisant : 4 [+=] 2 [-:-] 3 [+=]. Cela devient un peu plus complexe avec le modèle C3-07, qui ne comporte que trois touches, [+=], [-=], [x -:-]. Dans ce cas, la division s'obtient en frappant la touche [-=] après avoir entré l'opérande, et l'opérateur. Par exemple, 3 + 4 -:- 5, s'obtient en pressant : 3 [+=] 4 [+=] [x -:-] 5 [-=]. Comme pour le principe algébrique sans parenthèse, ce principe nécessite l'utilisation d'un bloc de papier et d'un crayon pour recueillir les calculs intermédiaires.
Cela montre, et c'est courant en histoire des techniques, qu'à un problème correspondent plusieurs solutions. Et qu'une solution est étroitement déterminée par la culture technique dont elle dépend.


7-La notation polonaise inverse chez Hewlett-Packard
Hewlett-Packard développe ces propres circuits intégrés qui conduit la firme américaine à présenter le premier calculateur scientifique de poche, le HP-35 (24) en janvier 1972. Avec cet objet technique, Hewlett-Packard assure une avance technologique de plusieurs années, puisque la première calculatrice scientifique concurrente n'est mise sur le marché qu'en 1974 avec la SR-50 de Texas Instruments.
Le principe de la "notation polonaise inverse" (RPN), forgé par Hewlett-Packard à partir des théories de Jan Lukasiewicz en 1951, repose sur la suppression des parenthèses. Pour cela, les données sont introduites dans l'ordre d'exécution du calcul, stockées dans des registres hiérarchisés (x, y, z et t), puis rappelées au moment de l'introduction de l'opérateur. Par exemple, la séquence 3 + 5 x 7, se fait en entrant 3 [enter] 5 [+] 7 [x]. Les touches de fonctions lancent le calcul. Cette méthode permet le calcul d'équations complexes. Hewlett-Packard n'est pas la seule entreprise à avoir fabriqué des calculatrices sur ce principe. Par exemple, l'union soviétique, avec la collaboration de l'Allemagne de l'Est, lance la B3-19M, en 1977, basée sur cette notation. Du reste cette machine ne possède que trois registres mémoire (x, y et z).
Hewlett-Packard a "popularisé", voire patrimonialisé cette logique, en diffusant régulièrement des notes et des articles pour en expliquer les avantages. Dès la sortie du HP-35, un article paraissait pour reprendre les principes de l'architecture interne du calculateur. Un encadré mentionne le principe de la notation polonaise inverse, en introduisant la théorie du logicien polonais Jan Lukasiewicz lui-même.
"En 1951, l'ouvrage de Jan Lukasiewicz sur la logique formelle est la première démonstration qu'une expression arbitraire peut être spécifiée sans ambiguïté sans parenthèse en plaçant les opérateurs immédiatement avant ou après leurs opérandes" (25). Cette logique, qui prévaut aux langages de programmation des ordinateurs, est pleinement justifiée dans la conception des calculatrices.
Dans le manuel du HP-35, daté de août 1973, la présentation précise que "la pile opérationnelle et la notation "polonaise" (Lukasiewicz) inverse utilisée dans le HP-35 sont le meilleur chemin connu des sciences de la programmation pour évaluer des expressions mathématiques". Pourtant ces arguments sont loin de convaincre, et l'année suivante, Hewlett-Packard publie un article intitulé "Enter versus Equals" qui met en concurrence les trois systèmes de notation commercialisés : le Reverse Polish Notation (RPN), la notation algébrique hiérarchisée mais sans parenthèses (système A), la notation algébrique sans hiérarchie ni parenthèse (système B). Faisant toujours référence à l'histoire de l'entreprise et à celle du logicien Polonais, l'article met en avant les qualités de la notation RPN par une série de tests de résolution d'expressions mathématiques. Dans chaque cas, la logique polonaise l'emporte aussi bien du point de vue de la faible quantité de touches sélectionnées que de la précision finale. Le système B, qui correspond à la logique algébrique sans hiérarchie ni parenthèse suppose une réflexion antérieure aux calculs, dans la mesure où effectuer les opérations dans l'ordre d'écriture des expressions peuvent conduire à des erreurs de résultat. Par exemple, l'expression (3 x 4) + (5 x 6) = 42, donne 47 en utilisant le système B sans passer par l'écriture ou le stockage du résultat intermédiaire. La preuve est ainsi faite de la supériorité de la logique polonaise sur la logique algébrique. Anticipant sur la politique commerciale de Hewlett-Packard, une question se pose alors : pourquoi HP a résolument amoindri la logique RPN de ses calculatrices, en 1986, alors qu'elle a dépensé tant d'énergie et d'arguments pour ériger ce principe en parangon des systèmes de notation ? Une autre question sera de se demander pourquoi ce système n'a été repris que dans quelques modèles de calculatrices scientifiques produits par des marques aujourd'hui disparues (Novus, Commodore, Elektronika) et pas par Casio, Sharp, Texas Instruments ?
Pour autant Lukasievicz ne semble pas être toujours mis en avant par l'entreprise. Le manuel du HP-65, de juillet 1974, consacre quatorze pages au système en "pile opérationnelle" à quatre niveaux sans faire référence à Lukasiewicz ni à l'emploi du concept de RPN. Pourtant, les manuels des HP-45 et HP-70 (novembre 1974 et juillet 1974) en font mention. Pour le premier modèle, une phrase en annexe indique que la calculatrice utilise la "reverse Polish (Lukasiewicz) notation" (sic), alors que pour le modèle financier, il est précisé que Hewlett-Packard préfère utiliser le terme de "Polish" plutôt que celui de son inventeur, "car "Lukasiewicz" est difficile à épeler ou à prononcer". Derrière cette note d'humour, Hewlett-Packard va peu à peu faire disparaître le nom du logicien polonais dans les manuels jusqu'à 1989. Une question se pose alors : Quelles circonstances sociales et techniques prévalent à l'utilisation du nom du logicien Polonais ?
En 1982, la revue HP Digest consacre une double page à Jan Lukasiewicz. Sous le titre, "père du RPN" l'agencement de l'image est divisée en trois partie : sur la page de gauche, on peut voir une photographie un peu flou du logicien en tenue professorale, alors que la page de droite est réservée à l'article. Au centre, trône le dernier modèle de calculatrice programmable, la HP-34C. Le lien est ainsi fait entre l'homme, dont la réalité n'échappe plus, et la logique de la notation polonaise qui est un des arguments majeurs des produits HP. À travers une note biographique, on découvre l'histoire du logicien, sa vie, ses études, ses valeurs religieuses, politiques, etc. Par exemple, nous apprenons que son père fut capitaine de l'armée Autrichienne, et qu'il est issue d'une famille polonaise attachée à la religion catholique romaine. La moitié de l'article concerne sa vie presque intime, et le passage de la Seconde Guerre mondiale, où l'on apprend que lui-même est sa femme ont enduré nombre de souffrances durant cette période : leur maison fut détruite par le feu, ainsi que sa bibliothèque personnelle et ses manuscrits. En tout état de cause, Lukasiewicz n'est pas un partisan des Russes. En s'appropriant son histoire, Hewlett-Packard " patrimonialise " le logicien exilé, mort à Dublin le 13 février 1956.
La deuxième partie évoque la découverte de la logique polyvalente selon le système trivalent : vrai, faux, possible. Puis, l'article mentionne la contribution majeure liée à la notation polonaise en vantant les mérites du système RPN mis en uvre dans les calculatrices de la marque. L'utilisation d'une notation suffixée autorise l'absence de parenthèses et rend les calculs complexes plus simples dans leur mise en application. L'article se termine en disant que Lukasiewicz a vécu assez longtemps pour voir l'implication de ses travaux dans les premiers ordinateurs.
Enfin, l'article conclut par une citation qui laisse penser qu'elle est de Lukasiewicz, et que Hewlett-Packard reprend à son compte. "Comme l'art émerge du besoin de beauté, la science fut créée par la démangeaison de la connaissance. Rechercher les buts de la science au-dehors de la sphère intellectuelle est une profonde erreur qui fait tomber l'art dans des considérations d'utilité. Le dicton "L'art pour l'art" et la "Science pour la science" est une relation d'égalité".
À partir de 1986, Hewlett-Packard lance sur le marché une nouvelle série de calculatrices de poche. Le design général est radicalement modifié par rapport à la série précédente. Il s'agit de la huitième génération de machines, qui varient tant par leurs possibilités de plus en plus sophistiquées que par un aspect extérieur toujours soucieux d'un design industriel bien pensé. Pour la première fois dans l'histoire de la marque, sur dix modèles (de 1986 à 1989), la gamme proposée comprend huit modèles fonctionnant sur le principe de la logique algébrique. Il s'agit d'un total renversement de la politique commerciale qui semble vouloir attaquer le créneau pris par les trois principaux concurrents, Casio, Sharp et Texas Instruments. Le pli est pris puisque la marque produit aujourd'hui des machines à bas prix n'intégrant pas la logique RPN.
Pourtant en 1989, Hewlett-Packard va modifier la calculatrice algébrique à vocation financière HP-17B en lui incorporant la logique RPN. Ainsi créé, la HP-17Bii possède la double logique, algébrique ou RPN au choix. Ce retour à "notre traditionnelle logique RPN", comme il est écrit dans le manuel du HP-32S de septembre 1988, montre un revirement sinon la prise de conscience que ce principe confère l'identité propre des calculateurs Hewlett-Packard. Ainsi, pour le modèle HP-17Bii, Hewlett-Packard consacre plusieurs pages d'annexes à l'utilisation du système RPN, en replaçant Jan Lukasiewicz au centre de cette logique. "La notation RPN trouve son origine en Pologne. Elle dérive d'une logique sans ambiguïté, n'utilisant pas les parenthèses, inventée par un mathématicien polonais nommé Jan Lukasiewicz (1876-1956)".
Le brevet Rathbun, datant de 1963, pose lui aussi les principes de cette même logique. Or, Hewlett-Packard connaît ce brevet pour en avoir fait mention à plusieurs reprise dans ces propres brevets. Ainsi, en 1972, dans le brevet qui pourrait être attribué au HP-35, David S. Cochran et Thomas E. Osborne écrivent que "les calculatrices utilisant des mémoires à ligne à retard et un traitement de données séquentiel sont bien connues dans la technique, et sont décrites, par exemple, dans le brevet des Etats-Unis d'Amérique n°3.328.763 aux noms de H.M. Rathbun et autres (appelé ci-après brevet Rathbun)" (26). La description avance la notion de "pile". Et les auteurs d'ajouter que "cette mémoire est sensiblement la même que celle décrite dans le brevet Rathbun". En outre, la description utilise des codes identiques pour identifier les quatre mémoires mises en pile. En 1973, Peter D. Dickinson et Thomas E. Osborne mentionnent à nouveau d'existence de ce brevet lors de l'invention d'une calculatrice qui s'apparente au HP-45 (27).
Si le recourt aux travaux d'un savant polonais est scientifiquement fondé, en revanche, il n'est pas techniquement fondé, puisque l'invention du principe général existe déjà sous forme de brevet bien avant que Hewlett-Packard ne se penche sur la question. Déjà signifie que le principe de la notation est adapté à la technique des calculatrices. Ce qui n'est pas le cas des travaux de Lukasiewicz qui nécessitent d'effectuer un résonnement préalable. En aucune façon la théorie polonaise ne s'applique directement, mais par une inversion du principe. Même si aujourd'hui ces notions ont été théorisées (28), il faut reconnaître que l'origine du principe de la notation polonaise inverse appliquée aux calculatrices électroniques n'appartient ni à Lukasievicz ni à Hewlett-Packard, mais plutôt à Rathbun et à la société Monroe.


8-La percée des calculatrices de poche
La question est de savoir pourquoi des pays industrialisés se sont mis, à partir des années 1960, à chercher à fabriquer une calculatrice électronique de poche ? À cette époque, il existait tout un arsenal de machines mécaniques et électromécaniques, produites en Europe et aux Etats-Unis (29). Le catalogue de vente par correspondance Manufrance propose une gamme allant de 15 à 120 euros (30). Ces machines fonctionnaient sur le principe du cylindre de Leibniz ou de Odhner, et étaient capables d'effectuer des additions, des soustractions, des divisions, des multiplications (les quatre fonctions arithmétiques).
Les scientifiques avaient recours à la règle à calcul et aux tables trigonométriques. Il existait aussi des machines électromécaniques perfectionnées destinées aux scientifiques, comme la Olivetti Divisumma 24 à vocation scientifique. C'est plutôt vers ce public que l'évolution technique devait tendre. Le passage a été progressif du fait de la complexité des procédures mises en uvre dans l'élaboration des fonctions scientifiques. Il fallait nécessairement passer par un préalable qui consistait à fabriquer un instrument simple, de base, capable d'être complexifié par la suite.
Au début de l'année 1971, le terme de poche a été l'objet de débats (31). Alors que Sharp prétendait avoir produit la plus petite calculatrice du monde, Sanyo présentait la 804-D, réputée elle aussi la plus petite. Si la Sharp était plus petite de 45 mm, en revanche, la Sanyo était plus légère de 160 grammes. Quoi qu'il en soit, c'est bien du Japon que sont nées les premières calculatrices de poche. Leurs formats sont respectivement de 210 x 88 x 44 mm pour Sanyo pour 164 x 102 x 70 mm pour Sharp. C'est principalement la taille du système d'alimentation qui détermine la taille du boîtier. A peine trois ans plus tard, Sinclair proposera la plus petite calculatrice du monde, avec la Cambridge, en basant sa machine sur un jeu de trois piles de type AAA.
Au début des années 1970, après l'apparition des premiers modèles électroniques de poche à quatre fonctions, un certain nombre d'entreprises, japonaises, américaines, canadiennes, anglaises, allemandes, se sont lancées dans cette course qui représentait un marché potentiel important. En France, les premiers modèles qui apparaissent dans le catalogue Manufrance sont la Sperry Rand Remington 661, vendue 83,32 ¤, et la Sperry Remington de bureau 803-B, vendue 183,70 ¤ . Cette même année, la Datamath de Texas Instruments est vendue 144,36 ¤. Le tableau suivant montre l'évolution du prix des calculatrices électroniques de base (quatre fonctions) sur sept ans.

Triumph-Adler propose ainsi la Adler 81 pour 151,22 ¤. En plus des quatre fonctions arithmétiques, cette machine comporte une mémoire et effectue le calcul des pourcentages. Destinée à la comptabilité ou au commerce, son prix correspond à l'époque à un salaire d'ouvrier non qualifié. Chacun peut en faire l'acquisition en optant pour un crédit de douze mensualités.
Au niveau d'une entreprise, l'explication de cette émergence réside dans l'esprit du capitalisme et l'attrait du gain. Pour autant, cela n'explique pas l'origine de cette innovation qui est à chercher du côté d'enjeux liés la conquête de l'espace, c'est-à-dire au niveau national. Ainsi, des enjeux nationaux et politiques seraient à l'origine de cette poussée technologique. L'analyse comparative et historique de l'évolution des calculatrices de poche à partir de ses origines devrait nous permettre de mesurer la pertinence de cette hypothèse.
La théorie évolutionniste pause que des sociétés parvenues au même stade d'évolution sont amenées à "maîtriser" à peu près au même moment de l'histoire, les mêmes techniques (et pourquoi pas les mêmes technologies). À l'opposée, la théorie du diffusionnisme pause l'existence de passerelles entre ces sociétés, qui permettraient d'amorcer une diffusion des connaissances et de la technologie. Dans le cas qui nous occupe, nous allons retracer brièvement l'histoire de l'innovation technologique au niveau mondial afin d'essayer de mesurer les interdépendances et les connexions à différents moments, et dans différents pays. Une étude comparative permettra de mettre en évidence ces aspects.
L'évolution du prix des calculatrices au cours de la première décennie dénote une remarquable vélocité dans le domaine de la recherche sur les circuits intégrés et l'accroissement de la densité au cm2 de la mémoire, grâce à une intégration toujours plus poussée. "Chaque année, entre 1960 et 1975, il a été techniquement possible de placer deux fois plus de composants sur un circuit intégré de taille identique" (32). La course à la baisse des prix est également déterminée par l'ouverture du marché dans la première décennie qui a suivi l'invention du microprocesseur. Ainsi, le prix moyen d'un circuit intégré est passé de 23 ¤ en 1963 à 0,76 ¤ en 1972. Après avoir racheté les droits d'exploitation de l'invention au Japonais Busicom, Intel commercialise le premier microprocesseur à quatre bits, le 4004 en 1972. De nombreuses entreprises d'assemblage vont produire et commercialiser des calculatrices de base à quatre ou cinq fonctions (aux quatre fonctions arithmétiques, est souvent adjointe une fonction supplémentaire comme le calcul des pourcentages ou la racine carrée). Pour autant, les entreprises offrant des produits plus sophistiqués, comme Texas Instruments, Hewlett-Packard, Commodore et Sharp, innovent continuellement vers une complexification toujours plus poussée de leurs machines. D'une année à l'autre, pour un prix de vente comparable, les calculatrices tendent vers un degré supplémentaire de complexité, qui aboutit, en 1974, avec la première calculatrice de poche programmable (HP-65).
Revenons en amont. "Le 4 octobre 1957, l'URSS inaugurait l'ère cosmique en lançant Spoutnik" (33). Lê Thành Khôi écrit que cet exploit eut pour effet de dynamiser la recherche dans le domaine de l'exploration spatiale avec des répercutions "spectaculaires dans le domaine de la météorologie, des communications et des matériaux nouveaux". Jacques Neyrinck montre quant à lui que la conquête de l'espace est liée à des intérêts d'ordre politique et pas seulement technique ou scientifique (34). En pleine guerre froide, cet événement marquait la suprématie d'un pays en prouvant que le système capitaliste n'était pas le seul à pouvoir faire surgir des technologies de pointe. La mise en concurrence grâce au libéralisme n'est par conséquent pas une donnée de l'évolution technologique. Par contre c'est un élément dynamisant pour l'économie et la recherche scientifique. Et comme le souligne Jacques Neyrinck, "tout progrès technique qui est du domaine du possible devient obligatoire" (35), j'ajouterai, dès lors que la société intègre comme valeur positive la notion de progrès technique. Car comprendre le progrès technique comme un processus automatique, c'est oublier que cette notion est créée par les hommes qui font les sociétés dans lesquelles ils vivent. Ce qui rend le progrès obligatoire, c'est un déterminisme social et culturel fondé sur l'idéologie du progrès comme valeur positive. Les événements de la fin du XXe siècle ont quelque peu démythifié cette idéologie, comme le rapporte Jean-Pierre Warnier (36).
L'analyse de l'histoire des techniques montre que la concurrence se fait bien souvent au détriment d'une pluralité technique pour tendre vers une standardisation des objets, du fait qu'un grand nombre d'entreprises se contentent d'imiter ou de copier une technologie plutôt que d'innover. Cette possibilité d'innover est d'abord liée à la capacité de production des semi-conducteurs. Dans le domaine des calculatrices électroniques, l'utilisation massive des microprocesseurs d'Intel, de National Semiconductor, Rockwell ou de Texas Instruments rendait illusoire une fabrication originale. Dans ce cas, seule l'apparence extérieure de l'objet peut permettre une différenciation. C'est d'ailleurs ce que fait remarquer Jean-Pierre Warnier à propos de la définition en trois catégories qu'il donne de l'objet : chose matérielle, personne, et idée (37). Cette conception marque bien la tendance vers l'unicité d'une pensée (pensée unique), d'une personne (individualisme), et d'une chose matérielle. Par conséquent, si l'esprit du capitalisme peut faire naître l'innovation, celle-ci sera rapidement imitée au seul dessein de faire gagner de l'argent.


9-Le calculateur de poche scientifique : une innovation programmée
Techniquement, l'innovation qui a consisté à fabriquer un calculateur de poche n'a été possible que grâce à la miniaturisation des circuits, et notamment les circuits mémoire ROM, à l'élaboration d'algorithmes comme celui de la racine carrée, et à l'invention des principes généraux de fonctionnement.
Cette miniaturisation intervient dans un contexte politique et économique important. D'un côté l'évolution de l'électronique versée vers l'informatique est axée sur une miniaturisation de la mémoire qui permet un accroissement de la densité au cm2. D'un autre côté, la course à l'espace et à l'armement nécessite une innovation notamment dans les domaines de l'électronique et de l'informatique. Trois protagonistes ont su relever le défi de la miniaturisation. Ce fut, mais sur une période très proche, Jack St Clair Kilby et Richard Frank Stewart, ingénieurs chez Texas Instruments, puis Robert Norton Noyce, ingénieur chez Fairchild Semiconductor, qui déposèrent en février et août 1959 des demandes de brevet (38) pour ce qui sera les premiers circuits intégrés à semi-conducteurs. Comme le souligne Jack Kilby "au début, la majeure partie des efforts a été dépensée dans la réduction des éléments et leur groupage de plus en plus ramassé" (39).
Il résulte de cela que l'introduction des calculateurs de poche sur la marché n'a été possible qu'à partir d'inventions techniques comme les circuits intégrés à large intégration, LSI (Large Scale Integration). De ce point de vue, les calculatrices ont bénéficié des recherches dans le domaine de l'électronique de pointe, axée dans la conception des super-ordinateurs, des fusées et des missiles balistiques, et de la défense nationale en général. Il est clair qu'en 1960, une entreprise comme Texas Instruments n'axe pas son potentiel scientifique sur une application civile dont personne alors ne peut mesurer l'importance, puisqu'il s'agit d'un marché totalement nouveau.
L'hypothèse que j'essaie d'avancer est que la mise sur le marché des premiers calculateurs scientifiques de poche a résulté de la combinaison de besoins, de possibilités techniques, et d'enjeux politiques et symboliques. Ceci peut être argumenté en quatre points :
A/ Avant 1972, les scientifiques utilisent leur règle à calcul qui possède le désavantage d'être lente et peu précise, mais à bon marché. Le moindre calcul numérique demande un temps assez long, les sources d'erreur étant subordonnées à la complexité des équations. La vérification par le calcul n'est envisagée qu'à coût d'efforts et de patience. Un professeur d'IUT dit à ce propos que "le principal apport des calculatrices a été de supprimer le problème de l'application numérique. Il y a trente ans, il fallait plusieurs heures au moindre étudiant ou scientifique pour calculer la cinquième décimale d'un cosinus. À quoi pouvait donc servir les plus belles formules théoriques si leurs applications numériques étaient impossibles ?"
Au printemps 1972, l'arrivée de la HP-35 (vendue 274,40 ¤) va permettre d'accroître la rapidité des calculs numériques avec une vélocité accrue selon un ordre de grandeur de cinq, mais avec un prix dix fois plus élevé. Seuls les scientifiques et les ingénieurs de haut niveau peuvent se permettre l'acquisition d'un tel instrument, à moins d'obtenir un soutien, une aide ou une incitation à l'acquisition. Nous savons que David Packard est en poste au gouvernement américain à cette date. Pouvons-nous en déduire que sa position a permis d'inciter les laboratoire de recherche à investir dans cet outil, au demeurant scientifiquement justifié ?
B/ L'intégration à large échelle a permis de réaliser des circuits de petites taille, capables d'être introduit dans des machines pouvant se tenir dans une poche de chemise. Un des plus grands problèmes en informatique est alors celui de la place que prend la mémoire dans un ordinateur. Les mémoires à tores de ferrite vont être remplacées par des circuits MOS du type de l'invention de Marcian Hoff d'Intel en 1971 (40).
C/ Sur le plan politique, les enjeux sont de dépasser les japonais dans la course à l'innovation électronique, et les russes dans la course à l'espace. En effet, pour rendre possible cette innovation, il a fallu développer des puces électroniques, lesquelles pouvant participer avantageusement à la course à l'espace, le problème de place étant primordial dans la fabrication des satellites et des fusées. De plus, la réduction des composants permet d'accroître la rapidité des calculs (41).
D/ Sur le plan symbolique, on peut envisager une implication de taille. Les utilisateurs sont au départ des scientifiques et des ingénieurs. Le prix élevé ($395) en 1972 et l'utilisation (notamment le choix de la notation polonaise inverse) n'est pas accessible à n'importe qui. Il reste que cette innovation va donner un sentiment d'assurance et de puissance à toute une nation. Les arguments mis en avant dans la commercialisation du HP-35 renvoient aux principaux produits de ce fabricant d'instruments de mesure et d'analyse, ou encore d'ordinateurs.
Cela va à l'encontre de l'idée communément acceptée selon laquelle l'origine de la création de la HP-35 serait née de la seule idée du dirigeant, Bill Hewlett. Les Américains sont sensibles aux aphorismes des grands hommes qui fondent le quotidien de leur société sans histoire. Comme le rapporte Olivier Robineau, Bill Hewlett aurait déclaré à son équipe d'ingénieur : "Fabriquez-moi un calculateur capable d'effectuer les quatre opérations usuelles, ainsi que les fonctions trigonométriques et logarithmiques. Et faites qu'il puisse se ranger dans la poche de ma chemise" (42). On sent bien là le mythe préfabriqué puisque l'équipe est constituée en réalité en 1970, et qu'elle ne va sortir le produit que deux ans plus tard au lieu des "quelques semaines plus tard" comme l'écrit Olivier Robineau. Au contraire, la HP-35 a bénéficié d'une équipe d'une vingtaine d'ingénieurs, mathématiciens, électroniciens, designer (43). En termes financiers, il s'agit d'un investissement lourd. Durant plusieurs années, des brevets ont été déposés pour des inventions allant d'algorithmes à l'architecture interne du calculateur (44).


10-Vers une sophistication toujours plus poussée
Certes, mais avant de produire un nouvel objet technique, encore faut-il le penser et le concevoir. Les premiers modèles de calculatrices n'ont comporté que les quatre fonctions arithmétiques. Il s'agit essentiellement de reproduire ou d'imiter ce que fait toute calculatrice mécanique depuis la Pascaline, créée en 1645 . Être capable de maîtriser et d'interpréter ces opérations de base allait permettre par la suite de développer de nouvelles fonctions "à l'infini". Une fonction est en définitive la traduction d'un algorithme dans un langage que le microprocesseur est capable d'interpréter. Toute la difficulté au début a été de produire des algorithmes permettant d'effectuer des divisions, des multiplications, des racines carrées, des factorielles et tout l'arsenal de fonctions aujourd'hui disponibles. Ainsi traduit, l'algorithme est programmé dans des circuits mémoires mortes (ROM) et utilisé par le microprocesseur selon le besoin. Il existe un lien étroit entre la capacité de la mémoire, la facilité et sa rapidité d'accès, et la capacité d'exécution du microprocesseur qui dépend de la rapidité d'un cycle (200 Kzh pour le HP-45 en 1974).
Il est difficile d'évaluer le coût à la fonction sur trente années. Reconverti en euros constants, le prix d'une machine de poche à quatre fonctions était en 1972 d'environ 460 euros. Aujourd'hui, pour six fois moins, on acquiert une calculatrice scientifique de poche comprenant 250 fonctions. Le Japonais Casio propose un modèle à quatre fonctions plus les pourcentages intégrant un convertisseur franc/euro pour 3 euros (46).Le rapport entre le prix et le nombre de fonctions disponible ne vaut rien si l'on ne met en parallèle la fonctionnalité de l'affichage, l'interactivité, etc. Il n'est pas question ici des calculatrices graphiques, qui sont une nouvelle génération des années 1980, liée à une reconversion des fabricants vers les lycées et les écoles d'ingénieurs, avec une implication sociale majeure (47).
Compte tenu du prix élevé à l'origine, l'acquisition d'une calculatrice scientifique de poche se faisait la plupart du temps grâce au soutien des laboratoires de recherche. Ces produits étaient destinés avant tout au chercheur et à l'ingénieur, sans que le besoin préexiste. Par exemple, un scientifique (48) raconte que cette innovation était "tombé du ciel", mais que "le potentiel des machines est apparu tout de suite : des résultats exacts, facilité d'emploi, fonctionnalités nouvelles, possibilité de programmer des opérations répétitives simples" (49). L'acquisition des calculatrices s'est fait sur les crédits des laboratoires "sans trop de problèmes car l'outil a été vite adopté par les séniors d'alors, lesquels ne pouvaient refuser cela à leurs jeunes collègues". Cette "innovation majeure" allait modifier le comportement des chercheurs dans tous les domaines, qui laissaient de côté leur règle à calculer et leur table trigonométrique.
C'est le cas également en biologie, où "d'innombrables questions qu'on ne se posait même pas, ou qui n'étaient pas techniquement abordables, relèvent maintenant de démarches courantes, autant dans la pratique que dans la recherche" (50). Bien entendu les scientifiques utilisent toujours les calculatrices. Mais compte tenu du fait que l'esprit du consommateur n'apparaît pas dans les laboratoires, et qu'une machine a une durée de vie supérieure à son cycle d'obsolescence, le marché a dû se réorienter vers les collèges et les lycées. Aujourd'hui, il s'est opéré un renversement du fait de la baisse des coûts de production et l'on voit le marché toucher les étudiants, grands consommateurs de calculatrices. Un étudiant à la fin des années 1990 possède dans son cartable d'une machine bien supérieure dans ses capacités aux premiers ordinateurs des années 1950. En a-t-il vraiment l'utilité, et en est-il conscient ?
De plus les machines résistent au temps. Un des défauts de ces biens de consommation, d'un point de vue capitalistique, est de vivre longtemps. Dès lors, l'obsolescence ne peut être qu'artificiellement provoquée par le besoin de remplacement face un l'apparition d'un nouveau modèle. Car, une bonne calculatrice scientifique de poche peut rendre service trente ans et plus. Les lois de la trigonométrie sont immuables. Et dans la plupart des calculs quotidiens, une simple calculette suffit. Même l'architecte dispose aujourd'hui de logiciels qui le dispense des fastidieux calculs de résistance des matériaux. Aussi, cela pourrait soulever un paradoxe qui est qu'en tendant toujours vers le haut de la technologie et de l'innovation, les entreprises comme Hewlett-Packard ont délaissé les produits courants et ainsi délaissé le consommateur de base, pour qui la trop grande sophistication renvoie à la fois à un coût trop élevé et à une complexité trop lourde. Pourtant, le HP-35 a été, semble-t-il, au-devant d'un réel besoin.


Conclusion : objet technique et idéologie
Si l'avènement des calculatrices électroniques de poche a été rendu possible grâce aux progrès de l'électronique, elles doivent leurs origines dans la continuité historique des calculatrices mécaniques auxquelles elles empruntent leurs premiers principes. En cela, les premiers modèles électroniques ne sont que des prolongements électroniques des modèles mécaniques. La miniaturisation aidant, l'apparition des modèles de poche découle vraisemblablement des recherches menées dans les domaines militaires et spatiaux. La complexification constante n'est en revanche pas une donnée de l'innovation, mais une course à la concurrence et à "l'artificialisation" de l'obsolescence. Si l'instrument dédié au scientifique et à l'ingénieur est devenu un objet technique courant de la consommation, c'est, ne l'oublions pas, qu'il s'agit avant tout d'un bien de consommation produit par une industrie consumériste.
Si cette "massification" de l'objet répond davantage aux besoins d'un marché économique qu'aux besoins des consommateurs, l'origine des calculatrices de poche renvoie aux tréfonds de l'homme. Reprenant les propos de Pierre Lévy au compte de cet objet, il est raisonnable de penser que cette informatique de poche " est une manifestation de plus de la volonté démiurge de l'homme, ou la pièce essentielle du dernier avatar de la longue histoire des formes du pouvoir " (51). Par sa forme d'objet fétiche, par son côté ostentatoire (compte tenu du prix), la calculatrice de poche est à l'origine conçue comme un émissaire du pouvoir Occidental. Comme beaucoup d'objets techniques, celui-ci se range dans la catégorie de ceux qui ne sont pas indispensables à la vie, sauf à connaître une existence symbolique chargée. Reste que cette ouverture sur une anthropologie des techniques peut être considérée comme l'étude sociologique d'une arrogance symbolique selon une idéologie propre au libéralisme économique qui veut que celui qui détient la possibilité de fabriquer un tel instrument conserve un pouvoir symbolique et une puissance réelle.

Notes

(1) Science et Vie, n°677, février 1974
(2) Science et Vie, n°677, février 1974, p.117
(3) Cf. Georges Ifrah, Histoire universelle des chiffres : l'intelligence des hommes racontée par les nombres et le calcul, Robert Lafont, 1994.
(4) Cf . Les machines arithmétiques de Blaise Pascal à nos jours, Musée du Ranquet, Clermont-Ferrand, 2001
(5) D. Sjobbema, Ils ont inventé l'électronique. De la pile Volta à la TV numérique. Histoire(s) de l'électronique, Publitronic/Elektor, 1999.
(6) Lê Thành Khôi, "Science t technologie : les choix du développement endogène", Stratégies du développement endogène, Unesco, 1984.
(7)
http://www.geocities.com/SilliconValley/Lab/7510/anitaC-VIII.html
(8) Compte tenu de la progression du pouvoir d'achat, cela correspondrait aujourd'hui à l'acquisition d'une voiture familale.
(9) Lucien Sfez, Technique et idéologie. Un enjeu de pouvoir, Seuil, 2002
(10) D. Sjobbema, Ils ont inventé l'électronique. De la pile Volta à la TV numérique. Histoire(s) de l'électronique, Publitronic/Elektor, 1999.
(11) Cf. Philippe Breton, Une histoire de l'informatique, La Découverte, 1990
(12) Georges Ifrah, op.cit. p.648
(13) Cf . HP Journal, n°
(14) Cf. Donald MacKensie " Ordinateurs et missiles de croisières. La sociologie des techniques contemporaines ", Bruno Latour et Pierre Lemonier, De la préhistoire aux missiles balistiques. L'intelligence sociale des techniques, La Découverte, 1994
(15) Cf. Intel Corp. 2001.
(16) Philippe Breton, Une histoire de l'informatique, La Découverte, 1990
(17) Le terme anglais pocket calculator est tantôt traduit par calculatrice de poche, tantôt par calculateur de poche. Conscient de l'importance de cette variation sémantique, il n'en sera pourtant pas question dans le présent article.
(18) Jacques Laporte, " Le secret des algorithmes ", L'ordinateur Individuel, n°24, février 1981
(19) Jon M. Smith, Méthodes numériques pour calculateur de poche, Eyrolles, 1978
(20) Brevet FR 1.415.849. Voir également le brevet d'invention FR 1.514.805 Telefunken Patentverwertungsgesellschaft déposé par Volker Hildebrandt.
(21) Deux brevets concernent cette machine, déposés par Thomas Osborne et Richard Stockwell, en novembre et décembre 1973 sous les numéros US 2252605, et US 2254833.
(22) Henry Mullish, Comment tirer le maximum d'une mini-calculatrice, Les éditions de L'Homme, 1975
(23) Kenton Green, " Red calculators ",
http://www.dotpoint.com/xnumber/redcalcs.htm et Sergei Frolov, " Soviet Calmculators History ", http://www.doptpoint.com/xnumber/russian_calcs.htm

(24) Jusqu'aux dernières générations de calculatrices, Hewlett-Packard emploie le masculin à propos de ces modèles. Ainsi il est question de calculateurs et non de calculatrices. J'ai choisi dans cet article de privilégier le féminin étant donné que le terme de calculatrice est beaucoup mieux approprié que celui de calculateur, qui renvoie plutôt à des mini-ordinateur. Néanmoins, il est important de garder en mémoire cette conception masculine de l'instrument que l'on trouve chez Hewlett-Packard.
(25) Thomas M. Whitney, France Rodé, Chung C. Tung. "The "Powerfull Pocketful": an Electronic Calculator Challenge the Slide Rule", Hewlett-Packard journal, june 1972.
(26) Brevet FR 2.187.151.
(27) Brevet, FR 2.232.011 et GB 1.476.951.
(28) Jean-Daniel Nicoud. Calculatrices. Traité d'électricité , vol. XIV, Presses Polytechniques Romandes, 1986.
(29) Cf. Les machines arithmétiques de Blaise Pascal à nos jours, Catalogue d'exposition, Musée du Ranquet, Clermont-Ferrand, 2001.
(30) Une Olivetti Quanta 20 R est vendue 795 frs (120 ¤), une Summa Prima 20 597 frs (91 ¤).
(31) Luc Fellot, " Les plus petites calculatrices du monde ", Science & Vie, n°647, août 1971
(32) Alain Beltran, Pascal Griset. Histoire des techniques aux XIXe et XXe siècle, Armand Colin, 1990.
(33) Lê Thành Khôi, "Science t technologie : les choix du développement endogène", Stratégies du développement endogène, Unesco, 1984.
(34) Jacques Neyrinck, Le huitième jour de la création. Introduction à l'entropologie, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 1990.
(35) Ibidem. p. 52
(36) Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture, La Découverte, 1999.
(37) Jean-Pierre Warnier, Construire la culture matérielle. L'homme qui pensait avec ses doigts, PUF, 1999.
(38) FR 1.256.116, FR 1.286.617, FR 1.262.176.
(39) Cf. Brevet FR 1.256.116 pour la version française.
(40) Cf. US 3.593.037.
(41) Marc Pélegrin, Les calculatrices électroniques, Seuil , 1963
(42) Olivier Robineau, Hewlett-Packard. Du garage aux autoroutes de l'information, Hatier, 1994.
(43) Cf. Hewlett-Packard Journal, june, 1972.
(44) L'équipe bénéficie également du fruit des recherches antérieures, cf. Brevet d'invention, FR 1.529.144 du 23 juin 1967, déposé en juin 1966 par Thomas E. Osborne concernant l'invention d'un calculateur électronique de table. On notera aussi l'invention du clavier, Brevet US 3.576.569 de Robert E. Watson, en avril 1971, l'algorithme de l'extraction d'une racine carrée par David S. Cochran, en mai 1971 (US 3.576.983), l'invention d'un calculateur électronique de table en novembre 1971 (US 3.623.156).
(45) Guy Mourlevat, Les machines arithmétiques de Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, FEI, 1988.
(46) Modèle HL 820 ER.
(47) Cf. Henri Lemberg, " Mention très bien pour les calculatrices ? ", La Recherche, n°335, octobre 2000
(48) Cet astrophysicien renommé est représentatif de l'esprit qui régnait au moment de l'arrivée des premières calculatrices scientifiques en France.
(49) Suite à l'envoi d'un questionnaire par e-mail.
(50) Jean-Marie Legay. "Informatique et sciences de la vie", Encyclopædia Universalis, 2000.
(51) Pierre Lévy, " L'informatique et l'Occident ", Esprit, n°7-8, juil.-août 1982


© Noël Jouenne - 2003
Ethnologue, membre du Laboratoire d'Anthropologie Urbaine du CNRS

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