La présente recherche s'articule
autour d'une ethnologie et d'une sociologie des techniques. Tout
objet technique est lié à la société
qui l'a fait naître. Plus encore, toute société
détermine ses capacités techniques en matière
de novation, et cherche à combler par le truchement d'objets-prothèses,
ses déficiences et ses lacunes. Il peut s'agit parfois
d'objets d'hyper-inclusion, au sens ou ces objets s'articulent
dans une logique d'inclusion opposée à une logique
d'exclusion. Toute société cherche à communiquer
ses anxiétés et ses refoulements à travers
sa production et son économie. Aussi, chercher le sens
qu'elle accorde à des objets techniques relève pleinement
de la discipline des sciences sociales. Pour autant, l'outillage
imparfait devra se construire en conjugaison avec une subjectivité
tout humaine.
L'intérêt porté aux calculatrices électroniques
de poche se situe à l'orée des années 1970,
date de l'émergence de cette invention. Cela va de pair
avec l'accélération de la croissance du progrès
technique dans les domaines de l'informatique et de l'électronique,
avec la miniaturisation des composants électroniques et
l'invention du microprocesseur.
Vivre une innovation technique n'est pas pour autant gage de scientificité
ni d'une quelconque authenticité. J'ai vécu cette
période à un âge où le recul intellectuel
ne permettait pas de me positionner clairement par rapport à
l'arrivée de ces produits, qui alors étaient vécus
dans une envolée technique qui faisait naître l'engouement
pour le dernier modèle de Casio, de Hewlett-Packard, de
Sharp ou de Texas Instruments. Aujourd'hui, je suis à même
de mieux comprendre cette période, et d'analyser les tenants
et les aboutissants qui ont permis cette évolution technique,
grâce notamment, au dépouillement d'archives et à
l'élaboration de questionnaires.
Les sources
La construction de cet objet d'étude a commencé
à partir de la constitution d'une collection de calculatrices
allant des années 1971 à nos jours. Sur cette même
période, plus de 6500 modèles différents
ont été commercialisés à travers le
monde. Il est bien sûr impossible de collecter un ensemble
exhaustif d'objets. Pour autant, la plupart ne sont que des produits
copiés sous licence ou piratés. Même avec
une collection concentrée sur une centaine de modèles,
il est possible de dégager un fonds pertinent d'un point
de vue scientifique.
Cela est couplé avec l'étude interne de la conception
des calculatrices. Par exemple, la marque et le modèle
de l'affichage et du (ou des) circuits intégrés
révèlent autant d'informations sur le comportement
commercial des entreprises que sur l'évolution technique
de l'objet. Ces informations sont ensuite croisées avec
des catalogues disponibles sur l'Internet ou constitués
au fil du temps.
L'étude des dépôts de brevet fait apparaître
qu'une poignée d'entreprises (surtout des firmes) sont
à l'origine du développement de ces calculettes.
Ces brevets sont d'une importance primordiale dans une telle démarche
puisqu'ils permettent de pointer la date de la mise en dépôt,
et partant de suivre l'évolution des idées et des
hommes.
À ces sources concrètes vient s'ajouter la série
d'ouvrages et d'articles parus durant cette période, ainsi
que les informations collectées sur les sites Internet
des collectionneurs. Il s'agit pour l'essentiel de collectionneurs
Américains et Allemands. Quelques Français ou francophones
viennent compléter la liste des sites qui représente
une vingtaine d'adresses.
Enfin, l'histoire des techniques est indissociable d'une histoire
globale des techniques au regard d'une histoire de nos sociétés,
comme il peut en être de toute innovation.
1-Une avancée technologique sans ambiguïté
?
Derrière cette innovation se cache une course effrénée
dans un esprit de compétition dont le but n'est pas de
mieux servir la pédagogie, l'utilisateur ou le consommateur,
mais de procurer un accroissement monétaire à une
entreprise ou à une nation. Quelle place a eu la France
et les pays européens dans cette aventure ? En Angleterre,
Sumlock Anita, puis Sinclair ont connu leurs heures de gloire
au début des années 1970. Restaient à cette
même époque quelques marques étrangères,
comme Aristo, Braun et Faber-Castell en Allemagne, Olivetti en
Italie, Philips aux Pays-Bas, Addo et Facit en Suède, puis
Elektronica en Russie. Au Japon, les sociétés comme
Omrom Tateisi, Casio, Sony, Sharp, absorbaient massivement le
marché de la consommation de masse pendant qu'aux Etats-Unis,
Burroughs, Monroe, Singer, Wang et bien d'autres engageaient les
prémisses d'affrontements commerciaux. En février
1974, un journal de vulgarisation scientifique estime le nombre
de calculatrices proposées au public à environ 80
modèles (1).
Entre 1969 et 1975, le progrès technique a été
tellement rapide qu'il est presque illusoire de vouloir comparer
une calculatrice de la première génération
avec celle disponible six ans plus tard. Sans compter que le coût
de production et le prix de vente allaient baisser de telle sorte
que le marché orienté vers un public professionnel
allait progressivement tendre vers un public scolaire.
Les fabricants de règles à calcul, comme Aristo,
Denner & Pape, Keufel & Esser, ou encore Faber-Castell
ont bien essayé eux aussi de se glisser dans les circuits
commerciaux. Mais leurs calculatrices étaient assemblées
à partir de microprocesseurs manufacturés par Intel,
Texas Instruments, ou par un autre grand fabricant de microprocesseurs.
Ces derniers conservaient la primeur et l'exclusivité des
inventions souvent dues à l'intégration toujours
plus grande des composants sur les puces. On comprend dès
lors que les produits vendus sur le marché par les marques
ne possédant ni exclusivité ni capacité de
production allaient s'éteindre au cours de la décennie
suivante.
Tous ces éléments sont à porter au dossier
d'une ethnologie des techniques des calculatrices électroniques
de poche. L'analyse de cet ensemble nous permettra de mieux cerner
et de mieux comprendre les enjeux sous-tendus par un objet technique
industriel qui revêt les qualités d'un objet passe-partout
défini comme " un objet de première nécessité
qui n'existait pas hier "(2).
2-De la mécanique à l'électronique
Bien que l'invention du transistor, attribuée à
William Shockley, date de 1948, il faut attendre le milieu des
années 1960 pour voir arriver les premières calculatrices
électroniques " transportables ". Ce sont les
fabricants de calculatrices mécaniques qui les premiers
vont inaugurer l'aire de l'électronique. Les calculatrices
électromécaniques sont de conception approuvée.
Aux Etats-Unis, les entreprises comme NCR, Monroe, Marchant, Friden
ou Bell Punch poursuivent l'amélioration de leurs modèles
mécaniques par l'introduction de perfectionnements. Déclaré
en 1903, le brevet de Henry Sugden et Charles F. Pidgin, de la
National Cash Register Company, à Dayton, Ohio, pose les
principes d'une machine munie d'un mécanisme d'impression
(brevet US 1044597). Clarence B. Foster, de la même entreprise,
électrifie un modèle en 1907 (brevet (US 988327).
D'autres perfectionnement interviennent au cours des années
suivantes, comme l'introduction d'un mécanisme permettant
la répétition (brevet US 1842950), demandé
en 1928 par William H. Robertson de la NCR.
Sans discontinuité, les grands fabricants de machines à
calculer ne cessent d'inventer et de perfectionner leurs modèles.
C'est par le clavier que va naître l'innovation électrique
après, par exemple, l'invention d'un dispositif d'assouplissement
du clavier (brevet US 3055579). Et ce sont d'abord des machines
à impulsion qui vont sortir de la généalogie
des calculatrices de bureau. Les premiers composants électroniques
actifs, comme les lampes à tube, entrent dans la fabrication
des calculatrices au début des années 1940. Joseph
R. Desch et Robert E. Mumma, de la NCR, déposent une demande
de brevet en mars 1940 pour une calculatrice électronique
fonctionnant par accumulation d'impulsions (brevet US 2595045).
Ce brevet sera perfectionné deux ans plus tard (brevet
US 2404697). Il donnera naissance aux calculatrices National Computronic
et National Multitronic, comme l'écrit Georges Ifrah (3).
À la même époque apparaissent les premiers
ordinateurs, comme dans le brevet de George A. Morton pour Radio
Corporation of America (brevet US 2412467). À ce niveau
de l'histoire, la nuance entre la calculatrice et le calculateur
est une question de taille, compte tenu du fait que l'emploi de
ces machines restent liées aux grandes entreprises.
Cette évolution se poursuit jusqu'aux années 1960.
Les claviers sont par exemple améliorés (brevet
US 2356714), puis assistés électriquement (brevet
FR 1230745). En Europe, les nombreuses marques comme Facit, Mercédes
Euclid, Archimède, Madas, Olivetti, pour ne citer qu'elles,
poursuivent également l'amélioration de leurs machines.
Ainsi, l'on trouve des modèles capables d'effectuer les
quatre opérations arithmétiques.
D'autres innovations viennent de l'Europe. L'ingénieur
Suisse Hans W. Egli perfectionne à de nombreuses reprises
ses modèles Madas. Le principe de fonctionnement de cette
machine est basé sur le cylindre de Leibniz (1646-1716).
Il permet la multiplication et offre l'avantage de se loger dans
un espace plus réduit. Dénommé le "
moulin à poivre ", la calculatrice CURTA, mise au
point par Samuel Jacob Herzstark (1902-1988) en est un excellent
exemple. Sur les modèles classiques, le clavier est formé
de plusieurs séries de neuf touches, chacune dédiée
à une colonne. Le système à crémaillère,
fonctionnant sur les modèles Facit, Olivetti et Olympia,
permet l'utilisation d'un clavier réduit à un seul
ensemble de touches (4) .
Loin des domaines de l'électronique, Facit relate la question
de la simplification de ces modèles sans imaginer ce qui
est en préparation de l'autre côté de l'Atlantique.
Déposé en avril 1966 par la société
Facit AB, le brevet concernant une machine à calculer mécanique
était argumenté en ces termes : " Les machines
électroniques à calculer se sont révélées
extrêmement intéressantes, mais ces machines coûtent
par contre plusieurs fois le prix des calculatrices mécaniques,
et en outre sont plus fragiles, plus lourdes et plus encombrantes
que celles-ci. L'un des buts principaux de l'invention est donc
de réaliser une machine mécanique à calculer
à applications multiples, qui possède une grande
souplesse d'emploi pour l'exécution d'opérations
automatiques programmés ". Une des originalité
de cette machine sera d'être " fabriquée facilement
par des procédés connus, en utilisant des techniques
d'atelier relativement simples et des méthodes efficaces
de production ". L'accent est porté sur le faible
coût de la mise en uvre et du produit pour une " utilisation
facile, sûre et rapide ".
À la lumière de ce que nous savons aujourd'hui,
il est clair que l'alternative de Facit était une tentative
vaine. Mais à l'époque, la Suède et la plupart
des pays excepté le Japon ne semblaient pas croire à
la progression qu'a connue l'électronique (5). Cela peut
tout à fait se comprendre à la lumière de
l'analyse que fait Lê Thành Khôi, pour qui
toute technologie incorpore une "carte mentale" de la
société dont elle dépend. Ainsi, une compréhension
cosmologique différente du monde conduit à des solutions
techniques différentes (6). Personne ne contredit aujourd'hui
cette idée.
Quelques années plus tard, Facit emboîtait le pas
de la commercialisation de calculatrices de bureau électroniques.
Car la société Facit et les hommes qui la composent
ont une pensée mécanicienne plutôt qu'une
pensée électronicienne. Sture Efraim Storel, l'inventeur
d'une calculatrice mécanique Facit en 1962 (brevet US 3157353),
et Hans Egli, créateur de la Madas - et par ailleurs fondateur
de la société Egli-Bull - en sont des témoins.
Dans ces entreprises suisse ou suédoise, l'idée
est avant tout celle d'améliorer une technique mécanique.
Il n'est ni dans l'idée, ni dans la tradition, ni dans
les savoir-faire de se mesurer à une nouvelle technologie
comme celle de l'électronique. Deux technologies et deux
disciplines s'affrontent. Bien distinctes, la mécanique
et l'électronique sont deux mondes liés à
deux courants de pensée et à deux traditions. Dès
lors, il est raisonnable de penser que la technologie électronique
ne pouvait pas naître d'une tradition mécanicienne
aussi forte, comme il en est en Europe.
Reste qu'aux mêmes moments, le courant de pensée
anglo-américain suit son évolution, et l'on voit
progresser le nombre de brevets déposés concernant
les calculatrices électroniques.
Par exemple, Lorin Knight dépose une demande pour le brevet
d'un appareil de calcul électronique en août 1955
au compte de la société International Computers
and Tabulators (brevet US 2932450). En 1956, Huberto M. Sierra,
d'International Business Machine, dépose la demande de
brevet pour une calculatrice arithmétique à virgule
flottante (brevet FR 1199199). En effet, l'invention des calculatrices
n'est pas limitée à la taille de la machine, et
l'ordinateur n'est au départ qu'une grosse calculatrice.
Cependant, les innovations et les évolutions constantes
dans ce domaine ont largement contribué à enrichir
la technologie de base des calculatrices de poche.
Dans les années 1950-1960, il n'existe pas de calculatrice
électronique de bureau. Celles-ci offrent des dimensions
relativement imposantes comme en témoigne le brevet de
Konrad Rauch et Chester N. Jorgensen de la National Cash Register
(US 2947475), puisque cette machine est conçue, pourrait-on
dire, avec le bureau.
3-Les premières calculatrices
électroniques
Nous l'avons vue, une calculatrice
électronique est un dispositif complexe formé d'une
unité centrale et d'éléments permettant l'entrée
et la sortie des informations. De ce fait, il n'existe pas d'invention
globale, où, d'une seule idée naîtrait tout
un dispositif d'entrée et de sortie des informations couplé
à une unité de traitement, laquelle renverrait à
tout un dispositif et à une technologie générée
pour l'occasion. En fait, l'invention procède de l'accumulation
d'inventions, nées avec l'électronique et l'ordinateur.
Pour cette raison, tous les brevets d'invention, et même
les plus anciens, se réfèrent eux-mêmes à
une série de brevets antérieurs.
Ainsi, lorsque Frederick C. Hallen dépose le brevet d'une
machine à calculer électronique pour Hazeltine Research
en juin 1960, c'est en se référant à sept
brevets appliqués entre 1941 et 1961. Se positionnant sur
le créneau des calculatrices de bureau, cette machine entièrement
électronique effectue les opérations arithmétiques.
À ce niveau, je ne suis pas en mesure de savoir si ces
brevets ont eu une application. Reste que leur existence permet
de mesurer l'état d'évolution du domaine considéré.
Le début des années 1960 va permettre aux ingénieurs
d'inventer tout un arsenal de processus et de dispositifs qui
seront intégrés dans les machines. Ainsi, le domaine
des sorties d'informations est occupé par l'invention d'imprimantes
thermiques comme celle de Burroughs, déposée en
juin 1961 (brevet US 3354817), ou celle de Texas Instruments,
en octobre 1965 (brevet US 3496333), ou d'une défileuse
de bande perforée d'IBM, en janvier 1962 (brevet US 3140031).
Le dépôt de brevet témoigne d'une constante
effervescence perceptible par l'abandon d'anciens brevets quelques
années seulement après leur dépôt au
profit d'un nouveau.
Le trio britannique constitué de Norbert Kitz, Hugh L.
Manford et John G. Lloyd montre l'activité dans le domaine
de l'électronique. Déposé en mai 1961 pour
le compte de Bell Punch Company, ce brevet pour une machine à
calculer électronique de bureau verra naître la série
de machines Anita. Le principe renvoie à des compteurs
d'impulsion construits à partir de tubes indicateurs multicathodes
à cathodes froides de type Nixie HB-106 ou " Ericcson
Digitron " de type GR10G comme décrit dans le brevet
de James J. Drage pour la même entreprise (brevet FR 1280160).
Une des premières calculatrices de la marque est la Anita
C/VIII, introduite en 1961. L'origine de ce nom vient de la phrase
: " A New Inspiration To Aritmetic ", selon les propos
repris par Rick Bensene (7). Produite en Angleterre à partir
de 1959, cette machine permet d'effectuer les quatre opérations
arithmétiques à partir de générateurs
d'impulsion fonctionnant en décimal. Cette logique s'apparente
à celle des machines à crémaillère.
L'électronique est assurée en majorité par
des tubes électroniques. L'affichage est composé
de tubes Nixies au néon. Pour un poids de 14, 5 kilos,
son prix est d'environ 2000 euros en 1963 (8).
Il faut attendre 1963 pour voir arriver la première calculatrice
entièrement transistorisée. Déposé
en octobre 1963 par Robert Appleby Ragen, de la société
Friden, le brevet de la célèbre Friden EC-130 donne
le coup d'envoi de l'industrie américaine. L'affichage
des résultats se fait sur un l'écran d'un oscillographe
cathodique, conception adoptée par Hewlett-Packard avec
la HP 9100A, en 1969. Ce sont encore des modèles encombrants
et qui n'ont de rapport avec la calculatrice de poche que celui
de la puissance de calcul.
Lorsque l'objet technique arrive à prendre la forme d'un
objet fétiche, petit, maniable, et symboliquement investi,
il a franchi un nouveau degré symbolique. " Il fait
dès lors partie de l'individu, qui le considère
comme un second soi. Ce " soi-même " s'aligne
sur les attributs de sa prothèse, et comme l'objet fétiche
vaut pour l'ensemble du corps auquel il appartient, l'individu
doté d'un second soi vaut également pour tout l'ensemble
des porteurs de fétiches, autrement dit pour tout le monde
" (9). Le passage au format réduit est plus qu'une
prouesse technique. Il entre dans une dimension symbolique.
4-Les enjeux de l'ère électronique
L'histoire de l'électronique à semi-conducteurs
tient à une poignée d'hommes regroupés dans
trois ou quatre équipes. Et il est stupéfiant de
constater à quel point l'histoire de l'humanité
peut être rattachée à quelques noms, comme
Shockley, Noyce ou Kilby. Tout d'abord, nous devons à William
Shockley l'invention du transistor, en 1948. Ce composant actif,
conçu à partir d'une couche de germanium, allait
être remplacé par la suite par du silicium. Avec
cette invention, "c'est une nouvelle ère qui s'ouvre
dans l'histoire de l'électronique" (10). Au début
des années 1960, la technique avait considérablement
progressé. Grâce à la photolithographie, les
transistors planar étaient fabriqués en série
sur une même plaque de silicium.
Le principe de fabrication opérationnel, Jack Kilby des
laboratoires Texas Instruments allait donner naissance au premier
circuit intégré, regroupant sur une même surface
de silicium un ensemble de composants actifs et passifs. Quelques
mois plus tard, c'est l'équipe de Robert Noyce qui allait
déposer à son tour une demande de brevet pour un
circuit du même genre. Texas Instruments et d'autres fabricants
comme Fairchild Semiconductor se lancèrent alors dans la
production de circuits intégrés. Ceux-ci sont élaborés
selon les besoins des clients, qui sont principalement regroupés
dans les secteurs de l'informatique militaire, spatiale, et du
nucléaire. " La Seconde Guerre mondiale et la guerre
froide qui a suivi ont constitué sans aucun doute le facteur
décisif qui a permis l'invention de l'ordinateur moderne
et l'entrée dans l'ère de l'informatique ",
écrit Philippe Breton.
À partir de 1964, Texas Instruments produit en série
des circuits intégrés logiques, alors que Fairchild
produira des circuits amplificateurs pour les mémoires
à ferrite utilisées dans la technique des ordinateurs.
Les grands ordinateurs ont été conçus à
partir de fonds militaire, sur des appels d'offres de l'Etat (11).
" Texas Instruments figure parmi les firmes engagées
dans le mouvement de miniaturisation et de standardisation lancé
par les militaires " (12). Dans le contexte de la guerre
froide, les enjeux sont alors directement liés au devenir
du monde. Et même si le transfert de technologie du domaine
militaire vers le domaine public finit par s'accomplir, c'est
avant tout dans le domaine militaire que va naître et se
construire la carte mentale de la pensée informaticienne.
Les calculatrices électroniques de poche vont profiter
de cette avancée technique, car la question de la taille
est prédominante. Par exemple, Hewlett-Packard, avec la
HP-65, a communiqué largement sur l'événement
de la rencontre entre Soyouz et Apollo en 1975 (13). Ce qui semble
être une anecdote marque en fait une suprématie dans
le domaine de la technologie des micro-calculateurs puisqu'une
calculatrice programmable fut utilisée à bord d'Apollo.
Nous pointons là un axe de recherche qui peut se résumer
dans l'étude des rapports entre l'Etat, l'Armée
et la recherche en matière de calculateurs miniatures (14).
En d'autres termes, posons-nous la question de savoir si la conception
d'une machine, qui semble indispensable à la réussite
d'un vol spatial, n'a pas bénéficié d'un
soutien ou d'une impulsion de l'Etat ? La conception même
de cette machine renvoie à cette hypothèse. En effet,
de même que dans un missile Atlas, les circuits de la HP-65
sont plaqués or. Quel autre intérêt que celui
de la haute fiabilité y a-t-il à user d'une telle
technologie ? Cette sophistication se répercute dans le
coût du produit, puisqu'une HP-65 était vendue 750
euros hors taxes en 1974, alors que sa concurrente SR-52 de Texas
Instruments, sortie en 1975, coûtait deux fois moins cher
pour des performances similaires.
Au début des années 1970, un physicien du nom de
Gordon Moore avait remarqué que le nombre de transistors
capables d'être intégré sur une plaquette
de silicium doublait à chaque fois qu'un nouveau modèle
sortait, c'est-à-dire, environ tout les 18 à 24
mois. Cette remarque pertinente allait être vulgarisée
sous le nom de Loi de Moore. En effet, depuis 1970, "le nombre
de transistors intégrés sur une puce a été
multiplié par 3.200, passant de 2.300 sur le premier circuit
intégré d'Intel à 9,5 millions d'unités
sur le processeur Pentium III" (15). En 1968, naissait une
compagnie du nom d'Intel, spécialisée dans la production
de mémoires à semi-conducteurs. Les ordinateurs
sont de gros consommateurs de mémoire, et le remplacement
des mémoires à ferrite par celles à semi-conducteur
a considérablement réduit la taille de ces machines,
élément primordial dans les ordinateurs embarqués.
La miniaturisation extrême tient une importance considérable
dans la conception des missiles balistiques, et des fusées.
Les enjeux de l'ère électronique sont par conséquent
liés à la défense nationale. Il en a été
tout autrement pour le Japon, qui, " n'ayant pas d'armée,
conformément aux conventions d'armistice, put, dès
l'après-guerre, planifier un développement rigoureux
des nouvelles technologies dans le secteur civil " (16).
Cela dit, il est intéressant de se pencher sur le développement
des calculatrices électroniques dans un pays où
la tradition culturelle a perduré jusque dans les années
1980, alors que l'utilisation du Soroban par les commerçants
est restée un élément culturel tangible.
5-Qu'est-ce qu'un algorithme ?
Le principe de fonctionnement d'une calculatrice repose sur
des séquences micro-programmées permettant d'effectuer
différentes opérations. L'innovation la plus importante
et la plus originale a été de concevoir une unité
universelle qui a donné lieu au microprocesseur. L'unité
arithmétique et logique d'un microprocesseur simple n'est
capable d'effectuer que des opérations simples à
base d'additions et de soustractions. Pour effectuer des opérations
plus complexes, cette unité est reliée à
des unités de mémoires mortes dans lesquelles ont
été placés des micro-programmes spécialisés,
des routines et des sous-routines. De telles séquences
programmées sont construites à partir d'algorithmes,
tel que celui qui est présenté ci-après.
Allant de pair avec la miniaturisation des composants électroniques,
les algorithmes doivent répondre aux mêmes logiques
qui demande de pouvoir être effectués avec la plus
grande rapidité possible.
C'est dans cet esprit que le 4 mai 1971, l'ingénieur David
Cochran, de Hewlett-Packard, dépose le brevet (n° US
3576983) qui concerne un algorithme d'extraction de racines carrés.
Dans sa description, David Cochran pose que l'importance d'un
tel algorithme reste celui de l'optimisation de l'électronique
et de la rapidité d'exécution. Le souci de simplification
va conduire l'ingénieur à inventer une unité
de contrôle reliée aux unités de mémoire
et arithmétique.
Cet algorithme permet d'extraire la racine carré d'un nombre
avec une précision de neuf chiffres après la virgule.
Le programme ci-dessous est écrit pour une calculatrice
HP-42S, sans souci d'économie d'espace mémoire,
simplement pour en montrer le principe.
Ce programme simule en quelque sorte
la manière dont une calculatrice comme la hp-35, première
calculatrice scientifique de poche (17), s'y prenait pour extraire
une racine carré. Après avoir introduit la valeur
à extraire, le programme va calculer chaque chiffre un
à un et les ajouter au résultat. Le temps d'extraction
complet d'une racine carré dépend de la grandeur
du nombre de départ. Par exemple, racine de 2 = 1,141213562
nécessite une dizaine de secondes. Par contre, pour 557
= 24,020824298 cela demande près de quinze secondes. Évidemment,
cela ne correspond pas à la rapidité de calcul d'une
machine en interne qui traite cet algorithme en quelques centièmes
de seconde, suivant la fréquence de l'horloge.
Chaque fonction possède son algorithme qui est programmé
et enregistré à l'intérieur de la mémoire
morte de la machine. L'accroissement de la capacité des
mémoires a rendu possible la démultiplication des
algorithmes, tant fonctionnels que conviviaux. Ainsi, les calculatrices
les plus récentes sont capables d'afficher des messages
et d'assister l'opérateur, rendant plus conviviale leur
utilisation.
En fait, la plupart des algorithmes comme celui-ci sont élaborés
grâce aux techniques CORDIC (18), développées
à la fin des années 1950. " En un mot, le calcul
de fonctions sur un calculateur de poche est réalisé
avec une grande précision en utilisant des techniques de
calcul et des algorithmes qui sont adaptés et efficients
plus du point de vue du circuit électronique que du point
de vue mathématique " (19).
6-Principes d'utilisations généraux et standards
logiques
Le survol des différents standards conduit à
envisager la panoplie des principes de fonctionnement des calculatrices
de poche. On peut dès lors se demander pourquoi la logique
RNP a su résister jusqu'à nos jours, et pourquoi
a-t-elle été mise en concurrence avec la logique
algébrique ?
L'étude des premiers brevets montre l'importance et les
difficultés du choix des principes généraux
de fonctionnement d'une calculatrice. Les ingénieurs se
demandent alors quel principe adopter pour introduire les valeurs,
dans quel ordre et sous quelles formes ? Par exemple, dans le
brevet que dépose la société Whyle Laboratories,
en octobre 1963, la calculatrice fonctionne à partir du
comptage d'impulsions (20). Le coût et l'encombrement sont
les deux principaux facteurs avancés pour justifier l'invention,
auxquels vient s'ajouter l'élément humain comme
source d'erreur de calcul. Dans les années 1960, le transistor
reste le seul composant suffisamment petit pour présenter
un intérêt dans la miniaturisation du dispositif.
C'est sans doute l'invention de Howard Miner Rathbun et des Mark
Pivovonsky qui mérite une attention particulière.
En octobre 1963, les deux ingénieurs de la société
Monroe, alors un des grands fabricants américains de calculatrice
mécanique (fonctionnant sur le principe de Leibniz), déposaient
la demande de brevet pour l'invention d'une calculatrice électronique,
ou plutôt d'un principe général de fonctionnement.
La calculatrice fonctionnait sur un principe identique à
la célèbre notation polonaise inverse (RPN) médiatisée
par Hewlett-Packard dix ans plus tard. Une lecture du brevet en
précisera le principe logique.
Quatre registres à décalage permettent l'introduction
de nombres les uns à la suite des autres, grâce à
une touche d'introduction (Enter). Les opérations sont
effectuées après l'introduction de deux nombres.
"Une mémoire qui sort en premier le chiffre introduit
le dernier" fonctionne sur le principe d'une notation "exempte
de parenthèses". Nul doute qu'il s'agit là
du principe retenu par Hewlett-Packard avec la pile opérationnelle.
Outre les quatre fonctions de arithmétiques, l'invention
prévoit le calcul d'extraction de la racine carrée.
De plus, cette invention prévoit la programmation de séquences
répétitives. À l'époque, la place
disponible est de 14 "phrases" (ou lignes de programme),
et paraît dérisoire. Pour mémoire, la première
calculatrice programmable Hewlett-Packard, sortie en 1974, compte
100 lignes de programme (21).
Ainsi, dès le début des années 1960, le principe
général qui sera rendu si populaire par Hewlett-Packard,
et utilisé chez d'autres fabricants (entre autres : Friden,
Sharp, Novus, Elektronika) existe déjà à
l'état d'invention. En 1960, Jack S. Kilby ingénieur
chez Texas Instruments, invente le premier circuit intégré.
Une invention qu'il partage avec Robert N. Noyce de Fairchild
Semiconductor. C'est également J. Kilby qui, aux côtés
de J. Merryman et J. Tassel, inventa en 1972 un calculateur électronique
à quatre fonctions sous le brevet n°US 3.819.921. Il
s'agit d'un prototype conservé au National Museum of America
of History de Washington. Une semblable machine fut fabriquée
par Sony sous le nom de Pocketronic. La miniaturisation et la
technologie de l'intégration à grande échelle
ont abouti en 1971 au premier microprocesseur généraliste
inventé par l'équipe de Marcian E. Hoff, Frederico
Faggin et Stan Mazor, tous trois ingénieurs chez Intel.
En 1971, la technologie et en place.
D'une manière générale, quatre types de logique
se sont côtoyés pour permettre de faire fonctionner
les calculatrices. Ces quatre principes sont déterminés
par des choix qui vont engager l'industrie et le marché.
C'est encore quatre standards dont deux perdurent aujourd'hui.
Dans la procédure d'introduction des données et
des ordres opératoires, il existe différentes possibilités
qui conditionnent l'architecture interne de la calculatrice. Dans
le principe de la notation infixée des opérations,
l'alternance entre une opérande et une opération
répond à une logique algébrique de notation.
Ainsi, l'ordre d'introduction des valeurs et des opérations
correspond à l'ordre d'écriture. La logique algébrique
comprend l'ensemble des étapes en tenant compte des priorités
des opérations algébriques. Par exemple, l'opération
3+2*4 correspond à 3+(2*4) = 11 et non 20, selon la hiérarchie
en trois niveaux : l'exposant, la multiplication et la division,
l'addition et la soustraction.
Plusieurs principes de fonctionnement découlent de cette
logique. Selon que la calculatrice possède ou non un ou
plusieurs registres d'accumulation, les opérations seront
effectuées avec ou sans parenthèses, ou avec l'aide
d'un crayon et d'une feuille servant à noter les résultats
intermédiaires. La plupart des calculatrices fonctionnent
aujourd'hui sur ce principe, qui peut se positionner comme un
standard dans la calculatrice de poche. À titre d'exemple,
ce n'est pas le cas pour la Novus 850, ni pour la Commodore 797D,
ni pour la Concord modèle Executive 81, qui n'intègrent
pas cette hérarchie. En général, les calculatrices
produites entre 1971 et 1974 fonctionnent encore de manière
très simple. Les calculatrices bon marché n'ont
que six chiffres à l'affichage. Une touche spécialisée
permet de visualiser l'intégralité de la mantisse
lorsque celle-ci dépasse les six chiffres (22). La plupart
des premiers modèles n'intègrent pas les priorités
en notation algébrique. Pour que ce principe soit réellement
opératoire, les parenthèses sont nécessaires.
Celles-ci apparaissent pour la première fois chez Texas
Instruments en 1975 sur le modèle SR-52, une calculatrice
scientifique et programmable.
Avant de passer à la notation suffixée, ou notation
polonaise inverse, arrêtons-nous sur la logique que les
Russes ont validée sur leurs premiers modèles.
La première calculatrice de poche fut fabriquée
par le gouvernement russe en 1974. Le modèle Elektronika
B3-04 fut conçu en réponse à l'invasion des
calculatrices de poche occidentales (23). En pleine guerre froide,
il s'agit davantage de relever un défi que créer
une innovation technologique. D'ailleurs, il semble que le premier
modèle fut copié à partir de la calculatrice
Sharp EL-805, première génération des calculatrices
de poche Sharp. Ces calculatrices fonctionnent à partir
de la logique arithmétique qui consiste à introduire
chaque opérande, suivie de son opérateur. Par exemple,
4 + 5 - 7 sera introduit par les touches suivantes : 4 [+] 5 [+]
7 [-]. Il en est de même pour la multiplication et la division
qui donne pour l'exemple suivant, 4 + 2 -:- 3 en faisant : 4 [+=]
2 [-:-] 3 [+=]. Cela devient un peu plus complexe avec le modèle
C3-07, qui ne comporte que trois touches, [+=], [-=], [x -:-].
Dans ce cas, la division s'obtient en frappant la touche [-=]
après avoir entré l'opérande, et l'opérateur.
Par exemple, 3 + 4 -:- 5, s'obtient en pressant : 3 [+=] 4 [+=]
[x -:-] 5 [-=]. Comme pour le principe algébrique sans
parenthèse, ce principe nécessite l'utilisation
d'un bloc de papier et d'un crayon pour recueillir les calculs
intermédiaires.
Cela montre, et c'est courant en histoire des techniques, qu'à
un problème correspondent plusieurs solutions. Et qu'une
solution est étroitement déterminée par la
culture technique dont elle dépend.
7-La notation polonaise inverse chez Hewlett-Packard
Hewlett-Packard développe ces propres circuits intégrés
qui conduit la firme américaine à présenter
le premier calculateur scientifique de poche, le HP-35 (24) en
janvier 1972. Avec cet objet technique, Hewlett-Packard assure
une avance technologique de plusieurs années, puisque la
première calculatrice scientifique concurrente n'est mise
sur le marché qu'en 1974 avec la SR-50 de Texas Instruments.
Le principe de la "notation polonaise inverse" (RPN),
forgé par Hewlett-Packard à partir des théories
de Jan Lukasiewicz en 1951, repose sur la suppression des parenthèses.
Pour cela, les données sont introduites dans l'ordre d'exécution
du calcul, stockées dans des registres hiérarchisés
(x, y, z et t), puis rappelées au moment de l'introduction
de l'opérateur. Par exemple, la séquence 3 + 5 x
7, se fait en entrant 3 [enter] 5 [+] 7 [x]. Les touches de fonctions
lancent le calcul. Cette méthode permet le calcul d'équations
complexes. Hewlett-Packard n'est pas la seule entreprise à
avoir fabriqué des calculatrices sur ce principe. Par exemple,
l'union soviétique, avec la collaboration de l'Allemagne
de l'Est, lance la B3-19M, en 1977, basée sur cette notation.
Du reste cette machine ne possède que trois registres mémoire
(x, y et z).
Hewlett-Packard a "popularisé", voire patrimonialisé
cette logique, en diffusant régulièrement des notes
et des articles pour en expliquer les avantages. Dès la
sortie du HP-35, un article paraissait pour reprendre les principes
de l'architecture interne du calculateur. Un encadré mentionne
le principe de la notation polonaise inverse, en introduisant
la théorie du logicien polonais Jan Lukasiewicz lui-même.
"En 1951, l'ouvrage de Jan Lukasiewicz sur la logique formelle
est la première démonstration qu'une expression
arbitraire peut être spécifiée sans ambiguïté
sans parenthèse en plaçant les opérateurs
immédiatement avant ou après leurs opérandes"
(25). Cette logique, qui prévaut aux langages de programmation
des ordinateurs, est pleinement justifiée dans la conception
des calculatrices.
Dans le manuel du HP-35, daté de août 1973, la présentation
précise que "la pile opérationnelle et la notation
"polonaise" (Lukasiewicz) inverse utilisée dans
le HP-35 sont le meilleur chemin connu des sciences de la programmation
pour évaluer des expressions mathématiques".
Pourtant ces arguments sont loin de convaincre, et l'année
suivante, Hewlett-Packard publie un article intitulé "Enter
versus Equals" qui met en concurrence les trois systèmes
de notation commercialisés : le Reverse Polish Notation
(RPN), la notation algébrique hiérarchisée
mais sans parenthèses (système A), la notation algébrique
sans hiérarchie ni parenthèse (système B).
Faisant toujours référence à l'histoire de
l'entreprise et à celle du logicien Polonais, l'article
met en avant les qualités de la notation RPN par une série
de tests de résolution d'expressions mathématiques.
Dans chaque cas, la logique polonaise l'emporte aussi bien du
point de vue de la faible quantité de touches sélectionnées
que de la précision finale. Le système B, qui correspond
à la logique algébrique sans hiérarchie ni
parenthèse suppose une réflexion antérieure
aux calculs, dans la mesure où effectuer les opérations
dans l'ordre d'écriture des expressions peuvent conduire
à des erreurs de résultat. Par exemple, l'expression
(3 x 4) + (5 x 6) = 42, donne 47 en utilisant le système
B sans passer par l'écriture ou le stockage du résultat
intermédiaire. La preuve est ainsi faite de la supériorité
de la logique polonaise sur la logique algébrique. Anticipant
sur la politique commerciale de Hewlett-Packard, une question
se pose alors : pourquoi HP a résolument amoindri la logique
RPN de ses calculatrices, en 1986, alors qu'elle a dépensé
tant d'énergie et d'arguments pour ériger ce principe
en parangon des systèmes de notation ? Une autre question
sera de se demander pourquoi ce système n'a été
repris que dans quelques modèles de calculatrices scientifiques
produits par des marques aujourd'hui disparues (Novus, Commodore,
Elektronika) et pas par Casio, Sharp, Texas Instruments ?
Pour autant Lukasievicz ne semble pas être toujours mis
en avant par l'entreprise. Le manuel du HP-65, de juillet 1974,
consacre quatorze pages au système en "pile opérationnelle"
à quatre niveaux sans faire référence à
Lukasiewicz ni à l'emploi du concept de RPN. Pourtant,
les manuels des HP-45 et HP-70 (novembre 1974 et juillet 1974)
en font mention. Pour le premier modèle, une phrase en
annexe indique que la calculatrice utilise la "reverse Polish
(Lukasiewicz) notation" (sic), alors que pour le modèle
financier, il est précisé que Hewlett-Packard préfère
utiliser le terme de "Polish" plutôt que celui
de son inventeur, "car "Lukasiewicz" est difficile
à épeler ou à prononcer". Derrière
cette note d'humour, Hewlett-Packard va peu à peu faire
disparaître le nom du logicien polonais dans les manuels
jusqu'à 1989. Une question se pose alors : Quelles circonstances
sociales et techniques prévalent à l'utilisation
du nom du logicien Polonais ?
En 1982, la revue HP Digest consacre une double page à
Jan Lukasiewicz. Sous le titre, "père du RPN"
l'agencement de l'image est divisée en trois partie : sur
la page de gauche, on peut voir une photographie un peu flou du
logicien en tenue professorale, alors que la page de droite est
réservée à l'article. Au centre, trône
le dernier modèle de calculatrice programmable, la HP-34C.
Le lien est ainsi fait entre l'homme, dont la réalité
n'échappe plus, et la logique de la notation polonaise
qui est un des arguments majeurs des produits HP. À travers
une note biographique, on découvre l'histoire du logicien,
sa vie, ses études, ses valeurs religieuses, politiques,
etc. Par exemple, nous apprenons que son père fut capitaine
de l'armée Autrichienne, et qu'il est issue d'une famille
polonaise attachée à la religion catholique romaine.
La moitié de l'article concerne sa vie presque intime,
et le passage de la Seconde Guerre mondiale, où l'on apprend
que lui-même est sa femme ont enduré nombre de souffrances
durant cette période : leur maison fut détruite
par le feu, ainsi que sa bibliothèque personnelle et ses
manuscrits. En tout état de cause, Lukasiewicz n'est pas
un partisan des Russes. En s'appropriant son histoire, Hewlett-Packard
" patrimonialise " le logicien exilé, mort à
Dublin le 13 février 1956.
La deuxième partie évoque la découverte de
la logique polyvalente selon le système trivalent : vrai,
faux, possible. Puis, l'article mentionne la contribution majeure
liée à la notation polonaise en vantant les mérites
du système RPN mis en uvre dans les calculatrices de la
marque. L'utilisation d'une notation suffixée autorise
l'absence de parenthèses et rend les calculs complexes
plus simples dans leur mise en application. L'article se termine
en disant que Lukasiewicz a vécu assez longtemps pour voir
l'implication de ses travaux dans les premiers ordinateurs.
Enfin, l'article conclut par une citation qui laisse penser qu'elle
est de Lukasiewicz, et que Hewlett-Packard reprend à son
compte. "Comme l'art émerge du besoin de beauté,
la science fut créée par la démangeaison
de la connaissance. Rechercher les buts de la science au-dehors
de la sphère intellectuelle est une profonde erreur qui
fait tomber l'art dans des considérations d'utilité.
Le dicton "L'art pour l'art" et la "Science pour
la science" est une relation d'égalité".
À partir de 1986, Hewlett-Packard lance sur le marché
une nouvelle série de calculatrices de poche. Le design
général est radicalement modifié par rapport
à la série précédente. Il s'agit de
la huitième génération de machines, qui varient
tant par leurs possibilités de plus en plus sophistiquées
que par un aspect extérieur toujours soucieux d'un design
industriel bien pensé. Pour la première fois dans
l'histoire de la marque, sur dix modèles (de 1986 à
1989), la gamme proposée comprend huit modèles fonctionnant
sur le principe de la logique algébrique. Il s'agit d'un
total renversement de la politique commerciale qui semble vouloir
attaquer le créneau pris par les trois principaux concurrents,
Casio, Sharp et Texas Instruments. Le pli est pris puisque la
marque produit aujourd'hui des machines à bas prix n'intégrant
pas la logique RPN.
Pourtant en 1989, Hewlett-Packard va modifier la calculatrice
algébrique à vocation financière HP-17B en
lui incorporant la logique RPN. Ainsi créé, la HP-17Bii
possède la double logique, algébrique ou RPN au
choix. Ce retour à "notre traditionnelle logique RPN",
comme il est écrit dans le manuel du HP-32S de septembre
1988, montre un revirement sinon la prise de conscience que ce
principe confère l'identité propre des calculateurs
Hewlett-Packard. Ainsi, pour le modèle HP-17Bii, Hewlett-Packard
consacre plusieurs pages d'annexes à l'utilisation du système
RPN, en replaçant Jan Lukasiewicz au centre de cette logique.
"La notation RPN trouve son origine en Pologne. Elle dérive
d'une logique sans ambiguïté, n'utilisant pas les
parenthèses, inventée par un mathématicien
polonais nommé Jan Lukasiewicz (1876-1956)".
Le brevet Rathbun, datant de 1963, pose lui aussi les principes
de cette même logique. Or, Hewlett-Packard connaît
ce brevet pour en avoir fait mention à plusieurs reprise
dans ces propres brevets. Ainsi, en 1972, dans le brevet qui pourrait
être attribué au HP-35, David S. Cochran et Thomas
E. Osborne écrivent que "les calculatrices utilisant
des mémoires à ligne à retard et un traitement
de données séquentiel sont bien connues dans la
technique, et sont décrites, par exemple, dans le brevet
des Etats-Unis d'Amérique n°3.328.763 aux noms de H.M.
Rathbun et autres (appelé ci-après brevet Rathbun)"
(26). La description avance la notion de "pile". Et
les auteurs d'ajouter que "cette mémoire est sensiblement
la même que celle décrite dans le brevet Rathbun".
En outre, la description utilise des codes identiques pour identifier
les quatre mémoires mises en pile. En 1973, Peter D. Dickinson
et Thomas E. Osborne mentionnent à nouveau d'existence
de ce brevet lors de l'invention d'une calculatrice qui s'apparente
au HP-45 (27).
Si le recourt aux travaux d'un savant polonais est scientifiquement
fondé, en revanche, il n'est pas techniquement fondé,
puisque l'invention du principe général existe déjà
sous forme de brevet bien avant que Hewlett-Packard ne se penche
sur la question. Déjà signifie que le principe de
la notation est adapté à la technique des calculatrices.
Ce qui n'est pas le cas des travaux de Lukasiewicz qui nécessitent
d'effectuer un résonnement préalable. En aucune
façon la théorie polonaise ne s'applique directement,
mais par une inversion du principe. Même si aujourd'hui
ces notions ont été théorisées (28),
il faut reconnaître que l'origine du principe de la notation
polonaise inverse appliquée aux calculatrices électroniques
n'appartient ni à Lukasievicz ni à Hewlett-Packard,
mais plutôt à Rathbun et à la société
Monroe.
8-La percée des calculatrices de poche
La question est de savoir pourquoi des pays industrialisés
se sont mis, à partir des années 1960, à
chercher à fabriquer une calculatrice électronique
de poche ? À cette époque, il existait tout un arsenal
de machines mécaniques et électromécaniques,
produites en Europe et aux Etats-Unis (29). Le catalogue de vente
par correspondance Manufrance propose une gamme allant de 15 à
120 euros (30). Ces machines fonctionnaient sur le principe du
cylindre de Leibniz ou de Odhner, et étaient capables d'effectuer
des additions, des soustractions, des divisions, des multiplications
(les quatre fonctions arithmétiques).
Les scientifiques avaient recours à la règle à
calcul et aux tables trigonométriques. Il existait aussi
des machines électromécaniques perfectionnées
destinées aux scientifiques, comme la Olivetti Divisumma
24 à vocation scientifique. C'est plutôt vers ce
public que l'évolution technique devait tendre. Le passage
a été progressif du fait de la complexité
des procédures mises en uvre dans l'élaboration
des fonctions scientifiques. Il fallait nécessairement
passer par un préalable qui consistait à fabriquer
un instrument simple, de base, capable d'être complexifié
par la suite.
Au début de l'année 1971, le terme de poche a été
l'objet de débats (31). Alors que Sharp prétendait
avoir produit la plus petite calculatrice du monde, Sanyo présentait
la 804-D, réputée elle aussi la plus petite. Si
la Sharp était plus petite de 45 mm, en revanche, la Sanyo
était plus légère de 160 grammes. Quoi qu'il
en soit, c'est bien du Japon que sont nées les premières
calculatrices de poche. Leurs formats sont respectivement de 210
x 88 x 44 mm pour Sanyo pour 164 x 102 x 70 mm pour Sharp. C'est
principalement la taille du système d'alimentation qui
détermine la taille du boîtier. A peine trois ans
plus tard, Sinclair proposera la plus petite calculatrice du monde,
avec la Cambridge, en basant sa machine sur un jeu de trois piles
de type AAA.
Au début des années 1970, après l'apparition
des premiers modèles électroniques de poche à
quatre fonctions, un certain nombre d'entreprises, japonaises,
américaines, canadiennes, anglaises, allemandes, se sont
lancées dans cette course qui représentait un marché
potentiel important. En France, les premiers modèles qui
apparaissent dans le catalogue Manufrance sont la Sperry Rand
Remington 661, vendue 83,32 ¤, et la Sperry Remington de
bureau 803-B, vendue 183,70 ¤ . Cette même année,
la Datamath de Texas Instruments est vendue 144,36 ¤. Le
tableau suivant montre l'évolution du prix des calculatrices
électroniques de base (quatre fonctions) sur sept ans.
Triumph-Adler propose ainsi la Adler
81 pour 151,22 ¤. En plus des quatre fonctions arithmétiques,
cette machine comporte une mémoire et effectue le calcul
des pourcentages. Destinée à la comptabilité
ou au commerce, son prix correspond à l'époque à
un salaire d'ouvrier non qualifié. Chacun peut en faire
l'acquisition en optant pour un crédit de douze mensualités.
Au niveau d'une entreprise, l'explication de cette émergence
réside dans l'esprit du capitalisme et l'attrait du gain.
Pour autant, cela n'explique pas l'origine de cette innovation
qui est à chercher du côté d'enjeux liés
la conquête de l'espace, c'est-à-dire au niveau national.
Ainsi, des enjeux nationaux et politiques seraient à l'origine
de cette poussée technologique. L'analyse comparative et
historique de l'évolution des calculatrices de poche à
partir de ses origines devrait nous permettre de mesurer la pertinence
de cette hypothèse.
La théorie évolutionniste pause que des sociétés
parvenues au même stade d'évolution sont amenées
à "maîtriser" à peu près
au même moment de l'histoire, les mêmes techniques
(et pourquoi pas les mêmes technologies). À l'opposée,
la théorie du diffusionnisme pause l'existence de passerelles
entre ces sociétés, qui permettraient d'amorcer
une diffusion des connaissances et de la technologie. Dans le
cas qui nous occupe, nous allons retracer brièvement l'histoire
de l'innovation technologique au niveau mondial afin d'essayer
de mesurer les interdépendances et les connexions à
différents moments, et dans différents pays. Une
étude comparative permettra de mettre en évidence
ces aspects.
L'évolution du prix des calculatrices au cours de la première
décennie dénote une remarquable vélocité
dans le domaine de la recherche sur les circuits intégrés
et l'accroissement de la densité au cm2 de la mémoire,
grâce à une intégration toujours plus poussée.
"Chaque année, entre 1960 et 1975, il a été
techniquement possible de placer deux fois plus de composants
sur un circuit intégré de taille identique"
(32). La course à la baisse des prix est également
déterminée par l'ouverture du marché dans
la première décennie qui a suivi l'invention du
microprocesseur. Ainsi, le prix moyen d'un circuit intégré
est passé de 23 ¤ en 1963 à 0,76 ¤
en 1972. Après avoir racheté les droits d'exploitation
de l'invention au Japonais Busicom, Intel commercialise le premier
microprocesseur à quatre bits, le 4004 en 1972. De nombreuses
entreprises d'assemblage vont produire et commercialiser des calculatrices
de base à quatre ou cinq fonctions (aux quatre fonctions
arithmétiques, est souvent adjointe une fonction supplémentaire
comme le calcul des pourcentages ou la racine carrée).
Pour autant, les entreprises offrant des produits plus sophistiqués,
comme Texas Instruments, Hewlett-Packard, Commodore et Sharp,
innovent continuellement vers une complexification toujours plus
poussée de leurs machines. D'une année à
l'autre, pour un prix de vente comparable, les calculatrices tendent
vers un degré supplémentaire de complexité,
qui aboutit, en 1974, avec la première calculatrice de
poche programmable (HP-65).
Revenons en amont. "Le 4 octobre 1957, l'URSS inaugurait
l'ère cosmique en lançant Spoutnik" (33). Lê
Thành Khôi écrit que cet exploit eut pour
effet de dynamiser la recherche dans le domaine de l'exploration
spatiale avec des répercutions "spectaculaires dans
le domaine de la météorologie, des communications
et des matériaux nouveaux". Jacques Neyrinck montre
quant à lui que la conquête de l'espace est liée
à des intérêts d'ordre politique et pas seulement
technique ou scientifique (34). En pleine guerre froide, cet événement
marquait la suprématie d'un pays en prouvant que le système
capitaliste n'était pas le seul à pouvoir faire
surgir des technologies de pointe. La mise en concurrence grâce
au libéralisme n'est par conséquent pas une donnée
de l'évolution technologique. Par contre c'est un élément
dynamisant pour l'économie et la recherche scientifique.
Et comme le souligne Jacques Neyrinck, "tout progrès
technique qui est du domaine du possible devient obligatoire"
(35), j'ajouterai, dès lors que la société
intègre comme valeur positive la notion de progrès
technique. Car comprendre le progrès technique comme un
processus automatique, c'est oublier que cette notion est créée
par les hommes qui font les sociétés dans lesquelles
ils vivent. Ce qui rend le progrès obligatoire, c'est un
déterminisme social et culturel fondé sur l'idéologie
du progrès comme valeur positive. Les événements
de la fin du XXe siècle ont quelque peu démythifié
cette idéologie, comme le rapporte Jean-Pierre Warnier
(36).
L'analyse de l'histoire des techniques montre que la concurrence
se fait bien souvent au détriment d'une pluralité
technique pour tendre vers une standardisation des objets, du
fait qu'un grand nombre d'entreprises se contentent d'imiter ou
de copier une technologie plutôt que d'innover. Cette possibilité
d'innover est d'abord liée à la capacité
de production des semi-conducteurs. Dans le domaine des calculatrices
électroniques, l'utilisation massive des microprocesseurs
d'Intel, de National Semiconductor, Rockwell ou de Texas Instruments
rendait illusoire une fabrication originale. Dans ce cas, seule
l'apparence extérieure de l'objet peut permettre une différenciation.
C'est d'ailleurs ce que fait remarquer Jean-Pierre Warnier à
propos de la définition en trois catégories qu'il
donne de l'objet : chose matérielle, personne, et idée
(37). Cette conception marque bien la tendance vers l'unicité
d'une pensée (pensée unique), d'une personne (individualisme),
et d'une chose matérielle. Par conséquent, si l'esprit
du capitalisme peut faire naître l'innovation, celle-ci
sera rapidement imitée au seul dessein de faire gagner
de l'argent.
9-Le calculateur de poche scientifique : une innovation programmée
Techniquement, l'innovation qui a consisté à
fabriquer un calculateur de poche n'a été possible
que grâce à la miniaturisation des circuits, et notamment
les circuits mémoire ROM, à l'élaboration
d'algorithmes comme celui de la racine carrée, et à
l'invention des principes généraux de fonctionnement.
Cette miniaturisation intervient dans un contexte politique et
économique important. D'un côté l'évolution
de l'électronique versée vers l'informatique est
axée sur une miniaturisation de la mémoire qui permet
un accroissement de la densité au cm2. D'un autre côté,
la course à l'espace et à l'armement nécessite
une innovation notamment dans les domaines de l'électronique
et de l'informatique. Trois protagonistes ont su relever le défi
de la miniaturisation. Ce fut, mais sur une période très
proche, Jack St Clair Kilby et Richard Frank Stewart, ingénieurs
chez Texas Instruments, puis Robert Norton Noyce, ingénieur
chez Fairchild Semiconductor, qui déposèrent en
février et août 1959 des demandes de brevet (38)
pour ce qui sera les premiers circuits intégrés
à semi-conducteurs. Comme le souligne Jack Kilby "au
début, la majeure partie des efforts a été
dépensée dans la réduction des éléments
et leur groupage de plus en plus ramassé" (39).
Il résulte de cela que l'introduction des calculateurs
de poche sur la marché n'a été possible qu'à
partir d'inventions techniques comme les circuits intégrés
à large intégration, LSI (Large Scale Integration).
De ce point de vue, les calculatrices ont bénéficié
des recherches dans le domaine de l'électronique de pointe,
axée dans la conception des super-ordinateurs, des fusées
et des missiles balistiques, et de la défense nationale
en général. Il est clair qu'en 1960, une entreprise
comme Texas Instruments n'axe pas son potentiel scientifique sur
une application civile dont personne alors ne peut mesurer l'importance,
puisqu'il s'agit d'un marché totalement nouveau.
L'hypothèse que j'essaie d'avancer est que la mise sur
le marché des premiers calculateurs scientifiques de poche
a résulté de la combinaison de besoins, de possibilités
techniques, et d'enjeux politiques et symboliques. Ceci peut être
argumenté en quatre points :
A/ Avant 1972, les scientifiques utilisent leur règle à
calcul qui possède le désavantage d'être lente
et peu précise, mais à bon marché. Le moindre
calcul numérique demande un temps assez long, les sources
d'erreur étant subordonnées à la complexité
des équations. La vérification par le calcul n'est
envisagée qu'à coût d'efforts et de patience.
Un professeur d'IUT dit à ce propos que "le principal
apport des calculatrices a été de supprimer le problème
de l'application numérique. Il y a trente ans, il fallait
plusieurs heures au moindre étudiant ou scientifique pour
calculer la cinquième décimale d'un cosinus. À
quoi pouvait donc servir les plus belles formules théoriques
si leurs applications numériques étaient impossibles
?"
Au printemps 1972, l'arrivée de la HP-35 (vendue 274,40
¤) va permettre d'accroître la rapidité des
calculs numériques avec une vélocité accrue
selon un ordre de grandeur de cinq, mais avec un prix dix fois
plus élevé. Seuls les scientifiques et les ingénieurs
de haut niveau peuvent se permettre l'acquisition d'un tel instrument,
à moins d'obtenir un soutien, une aide ou une incitation
à l'acquisition. Nous savons que David Packard est en poste
au gouvernement américain à cette date. Pouvons-nous
en déduire que sa position a permis d'inciter les laboratoire
de recherche à investir dans cet outil, au demeurant scientifiquement
justifié ?
B/ L'intégration à large échelle a permis
de réaliser des circuits de petites taille, capables d'être
introduit dans des machines pouvant se tenir dans une poche de
chemise. Un des plus grands problèmes en informatique est
alors celui de la place que prend la mémoire dans un ordinateur.
Les mémoires à tores de ferrite vont être
remplacées par des circuits MOS du type de l'invention
de Marcian Hoff d'Intel en 1971 (40).
C/ Sur le plan politique, les enjeux sont de dépasser les
japonais dans la course à l'innovation électronique,
et les russes dans la course à l'espace. En effet, pour
rendre possible cette innovation, il a fallu développer
des puces électroniques, lesquelles pouvant participer
avantageusement à la course à l'espace, le problème
de place étant primordial dans la fabrication des satellites
et des fusées. De plus, la réduction des composants
permet d'accroître la rapidité des calculs (41).
D/ Sur le plan symbolique, on peut envisager une implication de
taille. Les utilisateurs sont au départ des scientifiques
et des ingénieurs. Le prix élevé ($395) en
1972 et l'utilisation (notamment le choix de la notation polonaise
inverse) n'est pas accessible à n'importe qui. Il reste
que cette innovation va donner un sentiment d'assurance et de
puissance à toute une nation. Les arguments mis en avant
dans la commercialisation du HP-35 renvoient aux principaux produits
de ce fabricant d'instruments de mesure et d'analyse, ou encore
d'ordinateurs.
Cela va à l'encontre de l'idée communément
acceptée selon laquelle l'origine de la création
de la HP-35 serait née de la seule idée du dirigeant,
Bill Hewlett. Les Américains sont sensibles aux aphorismes
des grands hommes qui fondent le quotidien de leur société
sans histoire. Comme le rapporte Olivier Robineau, Bill Hewlett
aurait déclaré à son équipe d'ingénieur
: "Fabriquez-moi un calculateur capable d'effectuer les quatre
opérations usuelles, ainsi que les fonctions trigonométriques
et logarithmiques. Et faites qu'il puisse se ranger dans la poche
de ma chemise" (42). On sent bien là le mythe préfabriqué
puisque l'équipe est constituée en réalité
en 1970, et qu'elle ne va sortir le produit que deux ans plus
tard au lieu des "quelques semaines plus tard" comme
l'écrit Olivier Robineau. Au contraire, la HP-35 a bénéficié
d'une équipe d'une vingtaine d'ingénieurs, mathématiciens,
électroniciens, designer (43). En termes financiers, il
s'agit d'un investissement lourd. Durant plusieurs années,
des brevets ont été déposés pour des
inventions allant d'algorithmes à l'architecture interne
du calculateur (44).
10-Vers une sophistication toujours plus poussée
Certes, mais avant de produire un nouvel objet technique,
encore faut-il le penser et le concevoir. Les premiers modèles
de calculatrices n'ont comporté que les quatre fonctions
arithmétiques. Il s'agit essentiellement de reproduire
ou d'imiter ce que fait toute calculatrice mécanique depuis
la Pascaline, créée en 1645 . Être capable
de maîtriser et d'interpréter ces opérations
de base allait permettre par la suite de développer de
nouvelles fonctions "à l'infini". Une fonction
est en définitive la traduction d'un algorithme dans un
langage que le microprocesseur est capable d'interpréter.
Toute la difficulté au début a été
de produire des algorithmes permettant d'effectuer des divisions,
des multiplications, des racines carrées, des factorielles
et tout l'arsenal de fonctions aujourd'hui disponibles. Ainsi
traduit, l'algorithme est programmé dans des circuits mémoires
mortes (ROM) et utilisé par le microprocesseur selon le
besoin. Il existe un lien étroit entre la capacité
de la mémoire, la facilité et sa rapidité
d'accès, et la capacité d'exécution du microprocesseur
qui dépend de la rapidité d'un cycle (200 Kzh pour
le HP-45 en 1974).
Il est difficile d'évaluer le coût à la fonction
sur trente années. Reconverti en euros constants, le prix
d'une machine de poche à quatre fonctions était
en 1972 d'environ 460 euros. Aujourd'hui, pour six fois moins,
on acquiert une calculatrice scientifique de poche comprenant
250 fonctions. Le Japonais Casio propose un modèle à
quatre fonctions plus les pourcentages intégrant un convertisseur
franc/euro pour 3 euros (46).Le rapport entre le prix et le nombre
de fonctions disponible ne vaut rien si l'on ne met en parallèle
la fonctionnalité de l'affichage, l'interactivité,
etc. Il n'est pas question ici des calculatrices graphiques, qui
sont une nouvelle génération des années 1980,
liée à une reconversion des fabricants vers les
lycées et les écoles d'ingénieurs, avec une
implication sociale majeure (47).
Compte tenu du prix élevé à l'origine, l'acquisition
d'une calculatrice scientifique de poche se faisait la plupart
du temps grâce au soutien des laboratoires de recherche.
Ces produits étaient destinés avant tout au chercheur
et à l'ingénieur, sans que le besoin préexiste.
Par exemple, un scientifique (48) raconte que cette innovation
était "tombé du ciel", mais que "le
potentiel des machines est apparu tout de suite : des résultats
exacts, facilité d'emploi, fonctionnalités nouvelles,
possibilité de programmer des opérations répétitives
simples" (49). L'acquisition des calculatrices s'est fait
sur les crédits des laboratoires "sans trop de problèmes
car l'outil a été vite adopté par les séniors
d'alors, lesquels ne pouvaient refuser cela à leurs jeunes
collègues". Cette "innovation majeure" allait
modifier le comportement des chercheurs dans tous les domaines,
qui laissaient de côté leur règle à
calculer et leur table trigonométrique.
C'est le cas également en biologie, où "d'innombrables
questions qu'on ne se posait même pas, ou qui n'étaient
pas techniquement abordables, relèvent maintenant de démarches
courantes, autant dans la pratique que dans la recherche"
(50). Bien entendu les scientifiques utilisent toujours les calculatrices.
Mais compte tenu du fait que l'esprit du consommateur n'apparaît
pas dans les laboratoires, et qu'une machine a une durée
de vie supérieure à son cycle d'obsolescence, le
marché a dû se réorienter vers les collèges
et les lycées. Aujourd'hui, il s'est opéré
un renversement du fait de la baisse des coûts de production
et l'on voit le marché toucher les étudiants, grands
consommateurs de calculatrices. Un étudiant à la
fin des années 1990 possède dans son cartable d'une
machine bien supérieure dans ses capacités aux premiers
ordinateurs des années 1950. En a-t-il vraiment l'utilité,
et en est-il conscient ?
De plus les machines résistent au temps. Un des défauts
de ces biens de consommation, d'un point de vue capitalistique,
est de vivre longtemps. Dès lors, l'obsolescence ne peut
être qu'artificiellement provoquée par le besoin
de remplacement face un l'apparition d'un nouveau modèle.
Car, une bonne calculatrice scientifique de poche peut rendre
service trente ans et plus. Les lois de la trigonométrie
sont immuables. Et dans la plupart des calculs quotidiens, une
simple calculette suffit. Même l'architecte dispose aujourd'hui
de logiciels qui le dispense des fastidieux calculs de résistance
des matériaux. Aussi, cela pourrait soulever un paradoxe
qui est qu'en tendant toujours vers le haut de la technologie
et de l'innovation, les entreprises comme Hewlett-Packard ont
délaissé les produits courants et ainsi délaissé
le consommateur de base, pour qui la trop grande sophistication
renvoie à la fois à un coût trop élevé
et à une complexité trop lourde. Pourtant, le HP-35
a été, semble-t-il, au-devant d'un réel besoin.
Conclusion : objet technique et idéologie
Si l'avènement des calculatrices électroniques
de poche a été rendu possible grâce aux progrès
de l'électronique, elles doivent leurs origines dans la
continuité historique des calculatrices mécaniques
auxquelles elles empruntent leurs premiers principes. En cela,
les premiers modèles électroniques ne sont que des
prolongements électroniques des modèles mécaniques.
La miniaturisation aidant, l'apparition des modèles de
poche découle vraisemblablement des recherches menées
dans les domaines militaires et spatiaux. La complexification
constante n'est en revanche pas une donnée de l'innovation,
mais une course à la concurrence et à "l'artificialisation"
de l'obsolescence. Si l'instrument dédié au scientifique
et à l'ingénieur est devenu un objet technique courant
de la consommation, c'est, ne l'oublions pas, qu'il s'agit avant
tout d'un bien de consommation produit par une industrie consumériste.
Si cette "massification" de l'objet répond davantage
aux besoins d'un marché économique qu'aux besoins
des consommateurs, l'origine des calculatrices de poche renvoie
aux tréfonds de l'homme. Reprenant les propos de Pierre
Lévy au compte de cet objet, il est raisonnable de penser
que cette informatique de poche " est une manifestation de
plus de la volonté démiurge de l'homme, ou la pièce
essentielle du dernier avatar de la longue histoire des formes
du pouvoir " (51). Par sa forme d'objet fétiche, par
son côté ostentatoire (compte tenu du prix), la calculatrice
de poche est à l'origine conçue comme un émissaire
du pouvoir Occidental. Comme beaucoup d'objets techniques, celui-ci
se range dans la catégorie de ceux qui ne sont pas indispensables
à la vie, sauf à connaître une existence symbolique
chargée. Reste que cette ouverture sur une anthropologie
des techniques peut être considérée comme
l'étude sociologique d'une arrogance symbolique selon une
idéologie propre au libéralisme économique
qui veut que celui qui détient la possibilité de
fabriquer un tel instrument conserve un pouvoir symbolique et
une puissance réelle.
Notes
(1) Science et Vie, n°677, février 1974
(2) Science et Vie, n°677, février 1974, p.117
(3) Cf. Georges Ifrah, Histoire universelle des chiffres :
l'intelligence des hommes racontée par les nombres et le
calcul, Robert Lafont, 1994.
(4) Cf . Les machines arithmétiques de Blaise Pascal
à nos jours, Musée du Ranquet, Clermont-Ferrand,
2001
(5) D. Sjobbema, Ils ont inventé l'électronique.
De la pile Volta à la TV numérique. Histoire(s)
de l'électronique, Publitronic/Elektor, 1999.
(6) Lê Thành Khôi, "Science t technologie
: les choix du développement endogène", Stratégies
du développement endogène, Unesco, 1984.
(7) http://www.geocities.com/SilliconValley/Lab/7510/anitaC-VIII.html
(8) Compte tenu de la progression du pouvoir d'achat, cela correspondrait
aujourd'hui à l'acquisition d'une voiture familale.
(9) Lucien Sfez, Technique et idéologie. Un enjeu de
pouvoir, Seuil, 2002
(10) D. Sjobbema, Ils ont inventé l'électronique.
De la pile Volta à la TV numérique. Histoire(s)
de l'électronique, Publitronic/Elektor, 1999.
(11) Cf. Philippe Breton, Une histoire de l'informatique,
La Découverte, 1990
(12) Georges Ifrah, op.cit. p.648
(13) Cf . HP Journal, n°
(14) Cf. Donald MacKensie " Ordinateurs et missiles de croisières.
La sociologie des techniques contemporaines ", Bruno Latour
et Pierre Lemonier, De la préhistoire aux missiles balistiques.
L'intelligence sociale des techniques, La Découverte,
1994
(15) Cf. Intel Corp. 2001.
(16) Philippe Breton, Une histoire de l'informatique, La
Découverte, 1990
(17) Le terme anglais pocket calculator est tantôt traduit
par calculatrice de poche, tantôt par calculateur de poche.
Conscient de l'importance de cette variation sémantique,
il n'en sera pourtant pas question dans le présent article.
(18) Jacques Laporte, " Le secret des algorithmes ",
L'ordinateur Individuel, n°24, février 1981
(19) Jon M. Smith, Méthodes numériques pour calculateur
de poche, Eyrolles, 1978
(20) Brevet FR 1.415.849. Voir également le brevet d'invention
FR 1.514.805 Telefunken Patentverwertungsgesellschaft déposé
par Volker Hildebrandt.
(21) Deux brevets concernent cette machine, déposés
par Thomas Osborne et Richard Stockwell, en novembre et décembre
1973 sous les numéros US 2252605, et US 2254833.
(22) Henry Mullish, Comment tirer le maximum d'une mini-calculatrice,
Les éditions de L'Homme, 1975
(23) Kenton Green, " Red calculators ", http://www.dotpoint.com/xnumber/redcalcs.htm et Sergei Frolov, " Soviet Calmculators
History ", http://www.doptpoint.com/xnumber/russian_calcs.htm
(24) Jusqu'aux dernières générations
de calculatrices, Hewlett-Packard emploie le masculin à
propos de ces modèles. Ainsi il est question de calculateurs
et non de calculatrices. J'ai choisi dans cet article de privilégier
le féminin étant donné que le terme de calculatrice
est beaucoup mieux approprié que celui de calculateur,
qui renvoie plutôt à des mini-ordinateur. Néanmoins,
il est important de garder en mémoire cette conception
masculine de l'instrument que l'on trouve chez Hewlett-Packard.
(25) Thomas M. Whitney, France Rodé, Chung C. Tung. "The
"Powerfull Pocketful": an Electronic Calculator Challenge
the Slide Rule", Hewlett-Packard journal, june 1972.
(26) Brevet FR 2.187.151.
(27) Brevet, FR 2.232.011 et GB 1.476.951.
(28) Jean-Daniel Nicoud. Calculatrices. Traité d'électricité
, vol. XIV, Presses Polytechniques Romandes, 1986.
(29) Cf. Les machines arithmétiques de Blaise Pascal
à nos jours, Catalogue d'exposition, Musée du
Ranquet, Clermont-Ferrand, 2001.
(30) Une Olivetti Quanta 20 R est vendue 795 frs (120 ¤),
une Summa Prima 20 597 frs (91 ¤).
(31) Luc Fellot, " Les plus petites calculatrices du monde
", Science & Vie, n°647, août 1971
(32) Alain Beltran, Pascal Griset. Histoire des techniques
aux XIXe et XXe siècle, Armand Colin, 1990.
(33) Lê Thành Khôi, "Science t technologie
: les choix du développement endogène", Stratégies
du développement endogène, Unesco, 1984.
(34) Jacques Neyrinck, Le huitième jour de la création.
Introduction à l'entropologie, Presses Polytechniques
et Universitaires Romandes, 1990.
(35) Ibidem. p. 52
(36) Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture,
La Découverte, 1999.
(37) Jean-Pierre Warnier, Construire la culture matérielle.
L'homme qui pensait avec ses doigts, PUF, 1999.
(38) FR 1.256.116, FR 1.286.617, FR 1.262.176.
(39) Cf. Brevet FR 1.256.116 pour la version française.
(40) Cf. US 3.593.037.
(41) Marc Pélegrin, Les calculatrices électroniques,
Seuil , 1963
(42) Olivier Robineau, Hewlett-Packard. Du garage aux autoroutes
de l'information, Hatier, 1994.
(43) Cf. Hewlett-Packard Journal, june, 1972.
(44) L'équipe bénéficie également
du fruit des recherches antérieures, cf. Brevet d'invention,
FR 1.529.144 du 23 juin 1967, déposé en juin 1966
par Thomas E. Osborne concernant l'invention d'un calculateur
électronique de table. On notera aussi l'invention du clavier,
Brevet US 3.576.569 de Robert E. Watson, en avril 1971, l'algorithme
de l'extraction d'une racine carrée par David S. Cochran,
en mai 1971 (US 3.576.983), l'invention d'un calculateur électronique
de table en novembre 1971 (US 3.623.156).
(45) Guy Mourlevat, Les machines arithmétiques de Blaise
Pascal, Clermont-Ferrand, FEI, 1988.
(46) Modèle HL 820 ER.
(47) Cf. Henri Lemberg, " Mention très bien pour les
calculatrices ? ", La Recherche, n°335, octobre
2000
(48) Cet astrophysicien renommé est représentatif
de l'esprit qui régnait au moment de l'arrivée des
premières calculatrices scientifiques en France.
(49) Suite à l'envoi d'un questionnaire par e-mail.
(50) Jean-Marie Legay. "Informatique et sciences de la vie",
Encyclopædia Universalis, 2000.
(51) Pierre Lévy, " L'informatique et l'Occident ",
Esprit, n°7-8, juil.-août 1982
©
Noël Jouenne - 2003
Ethnologue, membre du Laboratoire d'Anthropologie Urbaine du CNRS