La calculatrice de poche et le scientifique : révéler l'insondable

(Cet article est une version de travail, inédite, que je livre au lecteur internaute afin qu'une discussion puisse s'engager.)

 

Considérée comme un objet sans valeur, la calculatrice de poche a pourtant contribué à offrir une vision nouvelle dans le domaine scientifique.
Si l'invention des calculatrices électroniques date des années 1940, leur application dans le domaine civil n'a débuté qu'au début des années 1960. Et encore, il s'agissait à l'époque d'énormes machines que peu d'établissements possédaient. Il faut attendre le début des années 1970 pour voir l'utilisation des calculatrices se généraliser. Ceci a été rendu possible grâce à la miniaturisation des composants et à la forte intégration de ceux-ci sur une surface de silicium. Découlant directement des recherches des domaines militaires et spatiaux, l'invention des calculatrices électroniques de poche a été vécue comme un événement autant inattendu qu'improbable. Ce n'est qu'avec l'arrivée des premières calculatrices scientifiques de poche que va naître cette innovation qui a réellement changé la vie des chercheurs.


Technologie d'une calculatrice de poche
Le terme de calculatrices de poche renvoie à une succession d'inventions tant dans le domaine de l'électronique, que de la mécanique des claviers, et de la maîtrise de l'énergie.
Avec l'invention des premiers circuits intégrés, par Jack Kilby (Texas Instruments) et Robert Noyce (Fairchild Semiconductor), au début des années 1960, le développement de l'électronique va donner lieu à une nouvelle logique d'architecture des composants à semi-conducteur. Auparavant, l'invention du flip-flop a permis de passer d'une logique décimale à une logique binaire. De là découle une pensée nouvelle qui se caractérise par la construction de calculatrices basées non plus sur un système d'impulsions décimales, comme la Anita de Bell Punch, mais sur un système binaire à retard.
Les Etats-Unis, l'Angleterre et le Japon sont les principaux pays à avoir innové dans ce domaine. L'Allemagne avec Telefunken , ou les Pays-Bas avec Philips sont les deux représentants d'une Europe hors circuit pour des raisons difficiles à détailler. Ainsi, la France est présente, comme l'atteste le brevet du Commissariat à l'énergie atomique de décembre 1966, par lequel il est présenté l'invention d'un diviseur arithmétique électronique . Le dépôt du brevet du CEA incline à penser que si une politique de développement des calculatrices était envisagée, elle n'a pas était soutenue. Dans l'ensemble l'Europe a plutôt été absente dans cette course technologique, faute d'une industrie électronique lourde. On peut rejoindre ici la réflexion de Jacques Neirynck à propos de l'informatique. " Aussi spectaculaire qu'elle soit, l'invention de l'informatique reste prématurée parce qu'elle s'insère dans un environnement culturel retardataire ". Pour reprendre l'expression de Lê Thành Khôi, les " schémas mentaux " des européens ont longtemps été calqués sur un modèle de pensée mécanique et non électronique . Aujourd'hui, la création du musée Blaise Pascal de la calculatrice mécanique à Clermont-Ferrand en est un exemple supplémentaire.
Les premières calculatrices portables, comme la
Sanyo ICC-1122 sont conçues autour d'une électronique des années 1950 pour le clavier et l'affichage, alors que l'intégration à grande échelle des transistors permet de réduire la taille de la carte liée aux calculs. Le clavier est construit autour de relais à lames souples, technique élaborée par les Laboratoires Bell dans les années 1950.
L'affichage est du type à tube individuel au néon à huit segments. Là aussi, cette technologie est plus proche de celle du tube klystron que du transistor. Le délai dans l'allumage des segments témoigne encore d'une technique imparfaite qui veut que le résultat soit affiché le plus rapidement possible. En effet, de nombreux brevets sont destinés à améliorer tant la qualité de l'affichage, que le résultat lui-même. Les premières améliorations concernent la suppression des zéros non significatifs et le positionnement de la virgule flottante.
L'alimentation est toujours assurée par un circuit spécialisé à partir du courant du secteur. Afin de gagner en taille et en place, dans quelques modèles, comme dans la
Sanyo ICC-3101, un accumulateur est incorporé de type Nickel-Cadmium. Cela permet une autonomie de deux à trois heures. Bientôt le transformateur est désolidarisé de la calculatrice pour tenir lieu d'accessoire. La moindre consommation des circuits et des afficheurs va permettre le recours à une alimentation par piles, dont la tension va passer de 9 à 1,5 volts en l'espace de quelques années.
L'ensemble est construit dans un format proche de celui d'un dictionnaire, et pour un poids à peu près équivalent. L'énorme avantage de ces machines est d'être silencieuses. C'est d'ailleurs un argument que reprennent les distributeurs dans les réclames. " Ultra-silencieuse, ultra-légère, ultra rapide, et totalement autonome (fonctionne sur piles) ", est-il précisé dans une publicité datant de 1974 . La précision reste tout de même relative puisqu'une simple division de 5 par 9 ne permet pas de retrouver le chiffre de départ en effectuant la multiplication par 5. Deux à trois fois plus chères qu'une machine électromécanique, les premières calculatrices électroniques en reprennent les fonctionnalités.


Du bureau à la poche
Le format de poche (pocket calculator) est une notion éloignée de la conception d'une calculatrice au début des années 1970. La mise sur le marché de machines au format de bureau (desktop calculator) semble convenir à la plupart des fabricants. Les efforts appliqués aux circuits intégrés ont atteint des tailles surprenantes. Par exemple, la calculatrice
Olympia CD 101 fonctionne à partir d'un seul circuit intégré (single chip), et d'une bi-alimentation piles-secteur. Pour autant, elle conserve des dimensions de bureau.
C'est l'utilisation qui détermine l'outil. Ici, la calculatrice est essentiellement utilisée au bureau comptable, ou à la gestion, même si l'ingénieur la possède. Son affichage est suffisamment long pour prévoir des calculs sur des grands chiffres. Le travail en virgule fixe permet de positionner le nombre de chiffres après la virgule. La présence de la touche des pourcentages, auquel vient s'ajouter celle de la constante, relève typiquement des problèmes financiers et commerciaux. En outre, ces machines sont onéreuses. En 1970, une machine de bureau coûte deux à trois mille francs, ce qui représente aujourd'hui, compte tenu de l'évolution du pouvoir d'achat, le salaire mensuel d'un cadre moyen. La baisse du prix des circuits intégrés tient en grande partie aux efforts constants dans le domaine de la conquête spatiale, qui utilisa des millions de circuits intégrés pour le programme Apollo . Ces outils restent donc du domaine de l'entreprise ou du laboratoire.
Les efforts importants dans les domaines de l'affichage, du clavier et de l'alimentation vont se poursuivre pour aboutir à des machines de poche. Plusieurs brevets concernant les claviers vont être déposés. Texas Instruments, Hewlett-Packard, et le Hong Kongais
Etco Switching vont réfléchir à la disposition et à la pertinence des touches sur un clavier. Les coupelles triangulaires en acier trempé qui permettent le contact dans un petit " clic " en évitant les rebonds seront montées sur des millions de machines .
La faible consommation des circuits intégrés permettra l'utilisation de piles de petites dimensions, offrant à l'Anglais
Sinclair Radionics l'opportunité de proposer une gamme de calculatrices de poche destinée aux gens ayant des poches sensibles . L'astuce tient à l'utilisation de quatre piles type AAA, peu communes en 1973, et à une dérive du circuit électronique. Bien qu'il soit désormais possible de construire une calculatrice de la taille d'une montre de poignet, l'ergonome et le designer vont concevoir des formats aux contraintes humaines. Une réflexion formelle et fonctionnelle préexiste à la fabrication de tous les modèles. Pour cette raison, la forme des calculatrices de poche va sensiblement être toujours la même.
Ainsi, Texas Instruments lance sur le marché en 1972 la
Datamath, créée par le designer Fred Gore. Les contraintes sont de créer une calculatrice alliant design et fonctionnalité, utilisable aussi bien pour un homme que pour une femme . Un réel pas vers le monde scientifique sera franchi avec l'arrivé d'un modèle " scientifique ", c'est-à-dire possédant des algorithme de calcul des fonctions trigonométriques et logarithmiques.
Avec " un mathématicien toujours sous la main ",
Hewlett-Packard inaugure en France, en 1973, l'ère d'une nouvelle puissance à portée de main . En un an, plus de 300.000 modèles sont vendus à travers le monde. En 1973, le temps d'attente pour cette machine est de cinq à six semaines. La demande est énorme, et presque imprévue.
Une des éternelles angoisses de l'homme vient d'être comblée. " Incroyable cerveau scientifique miniature, le HP-35 se joue des fonctions logarithmiques, trigonométriques, exponentielles, extrait les racines, résout quantité d'autres problèmes complexes aussi facilement que les quatre opérations. En quelques millisecondes. Avec dix chiffres significatifs " Pour un prix de 2520 francs (1780 euros en 2001) cet outil " idéal pour le scientifique, l'ingénieur, le professeur, le statisticien, l'administrateur " devient un objet technique indispensable car il répond à tous les critères d'un fétiche : " Il est petit, donc maniable, manipulable ; en tant que tel, il peut être sans cesse touché, modifié, emporté, on l'emmène partout avec soi ".


L'utilisateur et sa machine
En 1970, le scientifique ou l'ingénieur effectuent quotidiennement des calculs, soit grâce à leur règle à calculer, soit à partir de tables trigonométriques ou d'abaques. Ces derniers sont d'ailleurs calculés par les ingénieurs stagiaires. " Lors de mon stage en entreprise, la première chose à faire était de calculer des abaques. On appelait ça des "nomogrammes" ", raconte cet ingénieur spécialiste en mécanique des fluide, né en 1944. Les opérations sont effectuées de mémoire, sur papier libre, ou à l'aide d'une machine électromécanique comme la Divisumma 24. Cette calculatrice peut se trouver dans le bureau du chercheur ou dans un bureau destiné à effectuer les calculs. En effet, cette machine n'étant pas utilisée de manière continue, elle est partagée par l'ensemble d'une équipe. Tonitruante, cette caractéristique ne la prédispose pas à côtoyer directement le laboratoire, si l'on considère que le chercheur a besoin de calme et de tranquillité.
En France, le Sicob, qui se tient chaque année à la Défense, fait office de lieu où chacun peut venir admirer les dernières nouveautés en matières de bureautique. C'est ainsi que de nombreux chercheurs ont appris l'existence des premières machines à calculer électronique, en dehors de revues spécialisées comme L'Usine Nouvelle. Depuis la fin des années 1960, des modèles assez encombrant aux prix dissuasifs ont fait leur apparition. De sorte que l'arrivée des modèles portables est vécue avec enthousiasme.
" J'ai d'abord découvert une machine 4 opérations pendant mon stage de DEA. Elle avait la taille d'un PC portable et pesait à peu près le même poids. Ensuite est arrivée la calculatrice HP durant ma thèse de 3ème cycle ", raconte ce chercheur né en 1948. Auparavant, tout était fait à la main.
Les " séniors ", chef de laboratoire, et les " encadrants " participent à cette innovation en commandant ces modèles pour leur utilisation personnelle. Ils sont imités par leurs cadets, sous la pression de l'intérêt scientifique, de la nouveauté, et d'un élan lié à la mode du moment. Ces machines sont acquises sur des crédits de laboratoire.
Jacques Jenny, ethnologue au Centre d'Ethnologie sociale et de Psycho-sociologie de Montrouge, fait l'acquisition d'une machine américaine Compucorp 344, en 1974. Cette calculatrice de bureau est destinée aux statisticiens. Pour 6600 francs (4099 euros 2001), elle offre la possibilité de recevoir deux programmes de 100 pas chacun.
Cette machine est arrivée alors qu'il mettait au point une " règle à calculer informationelle ", constituée d'une règle logarithmique et d'une règle arithmétique. En 1965, au moment où naissait l'invention du prototype, les machines à calculer ne possédaient pas la fonction logarithme, " ou à des prix prohibitifs ". Jacques Jenny eut donc l'idée de pallier cet inconvénient par l'invention d'une règle à calculer. La demande de brevet fut arrêtée par l'arrivée des machines électroniques à prix abordable.
Comme pour la plupart des chercheurs, c'est en autodidacte qu'il en a appris le maniement durant plusieurs années. Cette machine a été remplacée très vite par une
Texas Instruments SR-52, à cartes magnétiques, sortie en 1975. Effectivement, la Compucorp fonctionnait suivant une logique algébrique avec l'utilisation des parenthèses, système proche de celui utilisé par Texas Instruments. Jacques Jenny a suivi l'évolution technique en faisant l'acquisition d'une TI-59 en 1977. Et l'ethnologue de déclarer au moment de sa donation : " Je l'aimais beaucoup ". Cette marque d'affection pour un objet technique n'est pas sans rappeler une certaine " fétichisation " de l'objet-prothèse capable de prouesse que seuls certains hommes peuvent accomplir. En outre, toute machine exerce une fascination qui renvoie également à l'objet fétiche.
Dans le domaine de la recherche mathématique, l'acquisition d'une calculatrice de poche a suivi la même logique, compte tenu que c'est au chercheur qu'incombe la production des calculs. Personne n'effectue pour lui le " sale boulot ", en parlant du traitement des données.
" Des collègues ont amené des calculatrices au labo. J'ai été étonné que cela arrive. Ma formation ne m'avait pas exposée à ce genre de matériel. Je suis passé de la règle à calcul et la calculatrice programmable que j'utilisais pour programmer des petites opérations répétitives simples. Je faisais de la programmation en Fortan à côté ". Dans les laboratoires, les ordinateurs existent depuis les années 1960. Les gros calculs sont traités de cette manière. Nombre de chercheurs sont rapidement passés à l'ordinateur portable à la fin des années 1980. Reste que pour des applications courantes, la calculatrice offre une souplesse d'utilisation sans équivalent.
Par rapport à la règle à calcul, l'on obtient " des résultats exacts, une facilité d'emploi, des fonctionnalités nouvelles, la possibilité de programmer ", " une liberté d'utilisation ", pour cet objet technique qui semble être " une innovation majeure ". Comme il s'agit d'outils, c'est également la recherche d'une fiabilité et d'une solidité dans le temps qui fait la différence d'une marque à l'autre. Par contre, deux écueils résistent au temps. Le premier concerne la perte d'une réflexion sur les ordres de grandeur des résultats. Les résultats sont " servis sur un plateau ", alors qu'avec une règle à calculer, il fallait avoir conscience de l'ordre de grandeur. Le second reprend l'idée que l'ordinateur dit la vérité. Ainsi, personne ne songerait à mettre en doute les résultats de la machine. " Je suis professeur en IUT et certains de mes élèves ne sont pas étonnés de m'annoncer des résultats numériques fabuleux pour des calculs de pression de contrainte en mécanique. Cette confiance totale leur fait oublier toute les notions de base des mathématiques ".
Bien implanté dans le secteur de l'électronique comme de la médecine, Hewlett-Packard utilise sa notoriété pour lancer, en 1972, la première calculatrices scientifique de poche, puis en 1974, la première calculatrice programmable de poche. Ces deux modèles accompagneront les missions Appolo et Soyouz . Certains chercheurs travaillent encore de nos jours avec des modèles des années 1975-1980.
Certes, les calculatrices de poche offrent des avantages indéniables par rapport aux ordinateurs de l'époque (rapidité de mise en uvre, souplesse d'utilisation, possibilité de programmation simple). Reste que l'évolution dans ce domaine à conduit un certain nombre d'utilisateurs de machine de poche à s'intéresser rapidement à l'ordinateur portable et à ces fonctionnalités. Il est apparu que les station de travail et autres portables munis de logiciels adaptés ont largement contribué à déstabiliser la commercialisation des calculatrices de poche. Les grandes marques comme Casio, Sharp, Hewlett-Packard et Texas Instruments ont alors investi le créneau scolaire au point où l'essentiel des calculatrices actuelles concerne l'école. Certains modèles sont même dédiés aux examens.
En quelques années, la calculatrice de poche est devenue un outil commun. Son utilisation a permis de révéler l'insondable. Pour Jean-Marie Legay, " il est certain qu'en biologie d'innombrables questions qu'on ne se posait même pas, ou qui n'étaient pas techniquement abordables, relèvent maintenant de démarches courantes, autant dans la pratique que dans la recherche ". Puis l'auteur d'ajouter : " Sans machines à calculer, il n'y aurait dans cette direction aucun espoir de réussite ".
Dépassant la fiction, parce que cet objet technique arrive sans que personne ne s'y attende, la calculatrice de poche fut un objet fascinant, cristallisant à un moment donné dans l'histoire de nos sociétés une survalorisation des capacités de la technologie. Cette preuve d'une intelligence technique a été accueillie par le monde scientifique tantôt comme un nouvel outil, tantôt comme un outil-fétiche, symbolisant le " dernier avatar de la longue histoire des formes du pouvoir ".


© Noël Jouenne - 2003
Ethnologue, membre du Laboratoire d'Anthropologie Urbaine du CNRS

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